La renaissance était un exercice de style à côté
de ce qui nous venait, malgré le manque de recul. L'étude
des écosystèmes aidait à en discerner les causes.
Il nous appartenait à présent d'en fixer les conséquences.
Bonnes ou mauvaises, elles nous étaient tendues, comme des
choix qui se faisaient par sélection progressive d'entités
distinctes.
La mécanique du changement est à l'œuvre.
Il faudrait pouvoir l'orienter. Car elle s'automatise. Elle suit
des rythmes qui ressemblent à une histoire des fausses nécessités
censées se déployer. Les imbéciles qui travaillent
ces matières inventent les robots-tueurs qui peuvent tout
aussi bien décider du sort de la race humaine. Notre souveraine
aspiration à maîtriser un contrôle qui quitte
nos mains. Stupide, vide et effroyable efficacité face à
la fragilité des hommes, même des plus forts. Protocoles
qui tardent à s'établir. Mépris des lois humaines.
Vieille volonté qui un jour peut tout aussi bien être
débusquée par des principes d'organisation nouveaux.
Il faudrait renforcer les hommes par l'esprit qui viendrait se loger
en eux.
Les jointures de la mécanique à l'œuvre crissaient.
Des articulations grippées qui n'avaient plus l'habitude
de mouvements aussi subits. Il ne fallait pas rechigner à
se servir de ce qui pouvait nous aider, entamer les possibilités
offertes. Faire le nécessaire, puisque la quête de
l'équilibre, et de l'harmonie, étaient les plus grandes
aventures auxquelles nous pouvions être conviés.
"A vous d'en fixer les dimensions. A vous d'aider les autres.
L'apport que vous ne vous destinez pas, vous ne le destinez à
personne."
Un part du monde ancien changeait. Une part du monde ancien...
Comme toujours.
Mais l'essentiel restait. Les bases étaient conservées.
Les histoires restaient riches d'enseignements. La nostalgie freinait
souvent des quatre fers, et elle avait raison pour ce qui pouvait
habituellement la nourrir. Bâtons donc dans les roues. Parfois
à juste titre.
Or nous n'abandonnions pas, nous ne pouvions abandonner. Nous construisions
simplement un autre monde, différent de tous ceux qui avaient
auparavant précédé, mais irrigué de
toutes leurs qualités. Un univers qui était tout sauf
parallèle.
Il n'y aurait pas de tabula rasa. Unless we were stupid. La philosophie
redevenait passionnante et tellement nécessaire.
Nous apprenions lentement de l'ancien monde qui demandait, fort
logiquement, à survivre, ce en quoi il était fondé
à le faire, même si les avancées étaient
tellement rapides qu'elles donnaient parfois à cette société
mouvante des apparences de folie furieuse. On préférait
lire des manuels techniques aussitôt rendus obsolètes
que des textes éternellement impérissables.
Nous retirions pourtant de cette sagesse le maximum d'enseignements.
Elle nous tendait ses sciences et nous permettait le recul dont
nous manquions si cruellement. C'était notre socle, il serait
notre Moyen-Age moderne, nos racines, nos cultures mélangées,
notre maison retrouvée.
Alors nous reviendraient les anciennes connaissances patiemment
recueillies. L'esprit des lumières comme celui de souverains
éclairés, apportant aux hommes, souvent grâce
aux femmes, la paix dont ils avaient tous besoin.
Elles nous viendraient comme une charge de fraternité avec
ceux dont nous étions issus, plus libres et capables de choisir
leur vie. De la mémoire tactile des générations
précédentes. Il fallait aller vers les autres, dans
la chaleur et la proximité d'autrui."
"L'amour que tu ne crées pour toi, tu ne le crées
pour personne."
Apprendre était passionnant. Tant de gens étaient
passionnants, tant de choses devenaient intéressantes dans
un monde qui avait changé. Tout le monde le savait, tout
le monde le comprenait. Par contre, nous n'avions pas encore tous
les outils intellectuels, ou simplement humains, pour l'habiter
d'une manière qui nous permette d'emporter avec nous les
valeurs qui fondaient les anciennes civilisations. Le présent
pouvait sembler à beaucoup une sorte d'enfer merveilleux,
une prison asphyxiante, pour ceux qui butaient contre cette architecture
inédite.
Le simple fait de vivre fonderait, presque mécaniquement,
les futures civilisations. La renaissance, les renaissances du VIIIème,
Xème et XIIème siècle étaient parallèles
à des retours au classicisme latin, aux valeurs de civilisation
grecques qu'il avait lui-même englobées, transformées,
et parfaites souvent, s'inspirant aussi de l'islam des lumières
des frères nestoriens ou de Babylone et d'Ur, de l'esprit
de Cordoue, et des connaissances scientifiques de l'Inde ancienne
ou de la Chine.
Le soir tombait. Il avait hâte que revienne le jour. Il ramenait
sur ses longues jambes douloureuses des couvertures trouées,
la vieille loque défaite d'une couette qui aurait depuis
longtemps du être jetée et qu'il se plaisait à
faire survivre en dépit de tout. Il se réjouissait
secrètement de ce dépouillement qui ne compensait
que très imparfaitement l'extrême richesse, l'excessive
abondance de tout dans laquelle il vivait.
Mais nous étions privés de la connaissance minimale
qui nous aurait permis de créer, d'une certaine manière,
les réceptacles nécessaires. Cet espace d'accueil
intérieur, cette capacité d'écoute nous manquait
pour pouvoir grandir plus harmonieusement. Notre mémoire
s'effilochait. Nous n'avions pas encore adapté nos outils
d'échanges. Nous avions trop de données à notre
disposition, même si nous commencions à savoir les
transformer, à mieux les trier pour ne pas avoir à
les retenir toutes.
"Ce qui change, c'est notre ordre symbolique..."
Il se servit un café en mélangeant une poudre de chicorée
avec un peu de thé. Il aimait cet instant de la journée,
l'apparente solitude qui l'entourait à cette heure là.
Il pensait à la ressource si précieuse qui pouvait,
comme par magie, diluer ces denrées parfumées. L'eau
serait notre salut ou notre malédiction. Il faudrait beaucoup
de temps et d'énergie pour que chacun puisse toujours faire
le geste simple qu'il venait d'accomplir. Il se réjouissait
de créer un calme, même précaire, en lui. Partout
bouillonnait l'activité des hommes, leurs discours, les mots
qui se déversaient à l'extérieur en flots continus,
les voitures allant et venant en tous sens, les stratégies
d'évitement des uns et des autres. Il le savait. Il le sentait.
Il accueillait ce désordre en lui, lentement, en longues
gorgées gutturales, en contemplant les traînées,
les sillons profonds qu'ils laissaient dans le ciel, éprouvant
avec une délicatesse et une précision experte chacune
de ses composantes.
Puis il entreprenait avec méthode de doucement les résorber
une à une dans les tréfonds d'une âme dont il
faisait monter la température de chauffe, jusqu'à
la rendre brûlante, incandescente au point qu'elle puisse
évaporer autour d'elle toutes les souillures qui s'étaient
accumulées pendant la journée.
C'était là l'essentiel de son activité. Un
boulot de fondeur, de bouilleur de cru.
Nous étions souvent étrangers à une part de
nous-mêmes. Lui-même avait parfois l'impression d'être
d'une autre planète et d'en recevoir la chaleur et la parole
comme des courants d'ondes qui l'inspiraient. Profondément
enfouie, celle-ci n'affleurait qu'à de rares moments, derrière
les nuages. Certains s'étaient déjà adaptés,
mais la distance était encore trop grande, trop floue, trop
incertaine pour résorber instantanément toutes ces
différences.
Ce dont il se réjouissait brassant l'extrême richesse
de ce qui nous entourait.
Elle était si importante que parfois l'écart qui s'élargissait
entre les uns et les autres devenait préoccupant. Ce fossé
était un des problèmes à résoudre. L'argent
donnait un ascendant. Il permettait de mal se conduire si on oubliait
la valeur des choses et les sacrifices consentis par tous.
Et l'argent se dématérialisait, perdait ses attaches
concrètes. La circulation sanguine du monde était
altérée, elle avait besoin d'être rétablie.
Que chaque salaire aboutisse à ceux qui en avaient un besoin
strict pour simplement vivre.
Il fallait imaginer un système de valeur qui tienne compte
de toutes les nécessités individuelles. Les anciennes
grilles de lecture perdaient de leur efficacité et elles
s'évacuaient des esprits. Et l'humain s'évacuait imperceptiblement
de la substance du monde. En cela, il organisait lui-même
sa disparition. Si nous ne lui redonnions pas cette dimension précise,
si ne faisions pas cet effort, nous serions condamnés à
vivre des vies toujours plus déconnectées des réalités.
Et les effets pervers de tels déplacements seraient tels,
que nos existences seraient défigurées, les gagnants
de la loterie de la vie n'étant pas très prêteurs
de nos jours.
Il fallait imaginer de nouveaux liens entre tous et de nouvelles
manières de faire circuler la richesse le long des ponts
qui devaient être jetés entre ces rives trop éloignées.
Les passerelles créées devaient enjamber les différences.
Eviter de causer de tels préjudices. Elles devaient libérer
l'esprit, et non uniquement le matériel destiné à
l'ornementer. Que l'on gagne sa vie redevenait alors une bonne chose.
Qu'on désorganise celle des autres était différent.
Entre les deux, d'autres attitudes, moins égoïstes,
étaient encore à inventer.
Il était difficile d'avancer durablement sans changer cette
logique. Sans changer le tempo. Chaque homme possède, au
fond de lui, une fécondité qui lui permettrait de
repeupler les continents désormais inhabités à
lui seul. Sans que nous sachions y voir la signature d'une sagesse
ancienne.
A toutes attitudes réductionnistes, à toutes actions
qui niaient le libre arbitre humain et minimisaient l'esprit humain,
qui exploitaient les valeurs humaines, même à leur
insu, à toute organisation réelle ou fictive de destruction
ou de limitation de la primauté de l'être, ou d'abandon
des qualités qui en font l'intégrité, il fallait
opposer des sources logiques ou subjectives d'espoir, de résistance
et de foi humaines...
"Récréer une structure qui ne détruise
pas celle sur laquelle elle s'appuie."
Le monde était devenu apparemment illisible pour un seul
homme. Un individu séparé, nouveau, qui arrivait et
voulait s'y ouvrir, l'apprendre, le pourrait-il ? Un bébé
qui naissait pouvait-il comprendre la planète sur laquelle
il allait vivre ? Etait ce toujours possible ? Que lui manquerait-il
? Où fallait-il qu'il aille ? Pouvait t-il le faire de partout
?
La réponse à ces questions était oui. Il était
possible de comprendre. Possible de se laisser charmer par le mystère
quand il est bienveillant.
Quand il est dans la séduction.
Quand il est amoureux.
La façon dont nous nous comprenions était devenue
une science ésotérique, réservée à
un nombre toujours plus restreint d'officiants qui n'avaient pas
souvent la possibilité de transmettre leur savoir. Nous avions
à inventer une éthique de vie, des philosophies, de
nouvelles sciences, qui prennent en compte les acquis des anciennes,
mais qui les transcendent en leur ajoutant ce qui leur manquait
encore. Qui les redessinent.
Nous ne vivions plus de la même manière, ni à
la même vitesse.
"Les ordinateurs ne modifient pas que notre perception. Ils
modifient notre esprit. Nos sentiments. Ils nous instrumentalisent
si nous ne savons pas leur imposer nos propres conditions. Nos conditions
humaines."
Partout, il fallait faire affleurer les méandres de la sensibilité
humaine, là où elle risquait d'être définitivement
remplacée par une automatisation de pseudo-processus créatifs
basés sur le déploiement aléatoire de structures
algorithmiques.
Il fallait faire émerger un plus grand libre arbitre humain,
avant que celui-ci ne soit définitivement contrecarré
par la mise en abîme de simili-expertises cognitives. Il fallait
désagrandir ce et ceux qui, d'une manière ou d'une
autre, réduisaient l'humain, ceux dont le travail consistait
à saper ceux qui étaient de l'autre côté
de la barrière. Il devenait urgent de les réconcilier,
les maîtres devant comprendre qu'ils devaient leurs richesses
et leur sécurité de l'effort de ceux qu'ils laissaient
souvent pour compte. Il devenait nécessaire de rejeter les
strates normatives qui inféodaient, qui enchaînaient,
qui tarissaient, qui désabreuvaient, qui déprivaient,
qui déstructuraient les valeurs humaines qui étaient
menacées de recul.
Aujourd'hui contenait demain et il fallait dès à présent
travailler pour les temps à venir, voyant loin, vivant au
jour le jour, parcourant ces itinéraires encore fragiles
et incertains afin d'atteindre bon port.
Maintenant, et surtout quand ce que ces mots cherchent à
dire, menacerait de se produire, il faudrait avoir l'énergie
et l'espoir toujours renouvelés d'hommes et de femmes amenés
à vivre dans un monde assisté par une puissance de
calcul numérique phénoménale.
Il nous fallait savoir utiliser cette énergie nouvelle. Construire
les villes, construire les ponts, ici et dans le cinquième
élément. C'était notre voie, c'était
notre chemin carrossable... Il me tendit alors la dernière
lettre qu'il adressait à son Père. Il était
un peu inquiet de ma réaction, sachant que cette situation
était étrange...
"Père...
Vous saviez que beaucoup d'entre ceux qui scrutaient l'avenir avaient
un savoir et des connaissances écrites au début du
siècle précédent, voire avant... Les voyiez
encore sortir des réfectoires de grandes universités
en noir, gris et blanc. Vous savez qu'ils suivent, en longues rangées
serrées, des lits de pierre creusés par des siècles
d'étudiants obéissants. Vous pourriez les imaginer
passant silencieusement au dessus des sillons qu'ils creusent dans
le grès des Cornouailles.
Là bas, couverte d'ardoises noires, la forteresse de Tintagel
résiste encore et toujours contre les lames chargées
de venir l'ébranler. Une détermination puissante anime
encore le vieux chevalier revêche qui continue à dresser
sa longue épée de pierre afin de pourfendre, les unes
après les autres, les lames qui viennent s'abattre sur ses
flancs. C'est la mémoire de l'Atlantique qui assure ses prises
contre ses falaises glissantes, comme elle a tracé ses marques
sur vous. La vieille place du Roi Arthur se cabre sous la pluie
et les savants en cours de formation à Oxford engramment
docilement le meilleur de la tradition sans toujours se poser la
question de savoir s'ils connaissent le langage et les pratiques
de leur époque..."
Lui n'avait pas la volonté de nier les enseignements du passé,
mais il ressentait fortement la nécessité de les faire
évoluer pour qu'ils redeviennent opérants. Dans un
monde devenu difficile à décrypter, les anciens théorèmes
perdaient leur force explicative, même si les meilleures des
anciennes lois gardaient leur justesse. Nous allions devoir rappeler
un item que nous avions oublié en brûlant certains
des livres qui allaient avec :
Le sens et la signification profonde des choses et des gestes.
Vous saviez, Père, que sa présence nous était
aussi nécessaire que l'air que nous respirions. Et nous paraissions
bien souvent devoir vivre sans. Les textes gravés sur le
socle des statues s'effaçaient. Virtus ex Alto... Les clefs
s'étaient, semble t-il, perdues, y compris dans les jardins
des vieux palais florentins. On ne pouvait plus accéder à
certaines parties des bâtiments. Certaines encyclopédies
tombaient déjà en poussière. Celles qui se
constituaient n'étaient pas garanties contre les erreurs
et les contre-vérités... Où irait cette mémoire ?
Qui donnerait à ces noms oubliés le relief qu'ils
méritaient ? Qui restituerait leur vivacité toujours
actuelle ? Qui témoignerait de la grandeur passée
des hommes ? Qui construirait celle qu'ils étaient censés
atteindre dans les siècles à venir ? Quels pans seraient
sauvés et comment élargir l'éventail de choix
qui nous soit toujours parlants ?
Que deviendraient ces vies ? Quelles seraient nos clefs ? Quelles
seraient les idées par lesquelles nous viendraient les intuitions
salvatrices que nous attendions ? Les outils qui infléchiraient
nos itinéraires. Le souffle qui ferait pencher le fléau
des balances du côté du succès ?"
Tout ce qui était présent devant ses yeux devait être,
était destiné à devenir source d'enrichissement
mutuel pour lui et ses vis-à-vis dans l'existence. Les aspects
matériels importaient peu. Alors le visage soucieux qui lui
faisait face se transformait, oscillant de l'inquiétude aux
sourires conciliants. Une gentillesse qui pouvait l'éclairer
par intermittences, après passage d'ondées légères
en fin de soirée. Un caractère qui se révélait
doucement. Quel temps pouvait-il faire derrière ces yeux-là
? Sa vie elle-même était source de questionnements
permanents, constamment estimée et remise en cause, passée
aux étamines des pesées et des tares qui se succédaient.
Elle était souvent amoindrie par les coups qu'elle recevait
et le contrôle continu dont elle était l'objet.
Everyday I'm psycho-analysed for my lover, for my lover...
Elle s'était déversée dans des abîmes
dont seul l'amour reçu d'autrui avait pu le sauver. Sa douleur
s'était lentement amoindrie suivant des arcs compliqués,
les lourds cernes qu'elle avait dessiné sous ses yeux avaient
disparus quand la lumière était enfin venue s'y accrocher.
Il avait lentement appris à gommer ces traces de fatigue...
Il avait eu la volonté de livrer un sceau de justice étrange
à ces foules qui pouvaient tout aussi bien épuiser
ou régénérer la substance du monde, leur offrir
des sources d'espoir et des mots d'amour. Une longue lettre adressée
à celles à qui il n'avait pas pu parler, comme une
réponse encore nostalgique d'elles et bienveillante pour
toute l'affection qu'il avait ressentie et dont il ferait don à
nouveau dans un échange incessant.
Il était surpris des émotions qui l'assaillaient,
et se sentait souvent traversé par un courant qui lui intimait
ses mots et ses gestes. Il voulait retrouver la pleine maîtrise
de ses décisions et mieux tenir compte des désirs
de ceux qui s'adressaient à lui. Mais mieux laisser parler
sa vraie nature. En contact et, en même temps, à part...
Accomplir des milliers de vœux comme s'ils étaient les
siens.
Quand il avait cinq ans, il pensait que le monde tournait entièrement
autour de lui. Cela avait été son soucis latent, taraudant
son intime, son inavouable sensation pendant toute sa vie et il
lui avait fallu toutes ces errances et coups du sort accumulés,
comme la connaissance intime et juxtaposée des plus hautes
joies et degrés de réussite dont l'existence humaine
est capable, pour enfin admettre que cela n'était pas vrai.
Il était réellement un homme parmi les autres, semblable
aux hommes capables de faire refluer la monstruosité qui
les environnait afin, enfin, de pleinement accueillir l'humanité
qui devait l'assaillir afin de pleinement ressentir le génie
des autres.
Il avait eu à devenir un monstre pour se défendre
contre un monstre qui cherchait à l'amoindrir. Le monstre
d'une accumulation de mouvements et de décisions simultanées,
qui aurait pu tout aussi bien le broyer.
La musique et l'amour l'avaient protégé. Et lui même
s'était mis, en regard, par gratitude, à protéger
les autres. A toujours les accueillir, à toujours être
curieux d'eux et de ce qu'ils faisaient. D'où l'extrême
intensité de ce qu'il vivait comme préfiguration d'un
futur auquel d'autres pourraient accéder d'une manière
accrue. Il était fasciné par la beauté de la
vie et insondablement soucieux d'en connaître toutes les composantes.
Il avait eu le temps, chemin faisant, d'apprendre beaucoup des choses
qui lui seraient indispensables, et des choses moins utiles qui
n'étaient que l'expression de son désir de connaître
sans limitation le monde tel qu'il fonctionnait. Il aurait nécessairement
du apprendre à savoir dire stop à son appétit,
mais sa soif était inextinguible comme sa volonté
de se parfaire. Cette faculté de se regrouper, de retrouver
son unité et chacune de ses idées au milieu des pires
tempêtes...
Il en était venu à outrepasser ses droits d'ingérence
et il s'en voulait. Sa trop grande sollicitude vis-à-vis
des autres lui donnait l'impression forcément fausse qu'il
avait une prise sur tous les sujets que son intelligence lui permettait
de cerner. Contrôle vain et inutile, réducteur pour
ceux qui accomplissaient eux-même ces taches. Il s'en voulait
et comprenait les réactions d'agacement même si sur
le coup, elles étaient parfois particulièrement dures
et injustes.
Les quelques gros coups de tabacs rencontrés et les grains
sérieux que l'on pouvait parfois être amené
à subir à haute altitude, là où il aimait
laisser vagabonder son esprit, avaient quasiment fait de lui un
capitaine décent, un loup de mer convainquant, malgré
ses traits juvéniles de pré-adolescent...
Le soleil cherchait à dépasser le stade de l'équinoxe,
le zénith qui épuisait une part de ses forces à
cette heure du jour. C'était encore une impression fugace
sous la violence de cette lumière, mais il apprenait à
rythmer sa course pour récupérer de ses accélérations,
à la rendre régulière. On commençait
à sentir par anticipation les premiers courants d'air frais
du soir. Mais la journée pouvait tout aussi bien continuer
à être ce qu'elle avait été depuis le
matin, c'est à dire belle, calme, et tranquille aux yeux
des rares passants qui s'aventuraient dans cette rue...
Il flottait maintenant dans une apesanteur propice aux miracles.
Sa hargne et sa combativité se mêlaient sans distinction,
avec une élégance et une absence de malice dont seuls
des étrangers rencontrés par hasard pouvaient témoigner.
Il prit son courage à deux mains. Une plume d'indien, tombée
de la coiffe d'un chef sioux de dix ans, quelque part au Luxembourg,
dans un endroit où tous sont en manque de quelque chose ou
de quelqu'un. Elle reposait comme un cache-sexe blanc sur le fond
blanc du clavier de son ordinateur.
C'était une petite mécanique assez incroyable, cette
machine, et ce que le genre humain était capable de faire
de mieux, hormis d'être humain, c'est à dire quelque
chose d'époustouflant, mais pour ceux que sa blancheur immaculée
de quasi-bateau de plaisance pouvait attirer, la pomme empoisonnée
croquée par Turing sonnait comme un rappel à l'ordre
silencieux des hommes qui l'avaient inventée...
C'était le vaisseau spatial le plus rapide de toute la galaxie...
Un coup de la chance, un ciel bleu qui s'était suffisamment
éclairci pour qu'il puisse se l'offrir... Il se remémora
les doutes constants qu'il était censé éprouver,
passa sur les années d'errements qu'il avait eu à
souffrir, le ban et l'arrière-ban de sa chevalerie intérieure,
les milliards d'images qu'il avait absorbées, les milliers
de chansons qu'il avait apprises et les quelques vraies paroles
qu'il avait pu entendre. Ses larmes avaient fini par se tarir et
cela lui paraissait moins important de s'apitoyer sur un sort qui
n'était pas si mauvais.
Il ouvrit une page. Des milliards de combinaisons de lettres se
pressaient déjà dans son esprit, fidèles aux
millions de messages qu'il avait reçus.
C'était comme si tout commençait enfin...
"Que cherchions nous ? La chose la plus compliquée à
mettre en œuvre était la plus simple à concevoir...
L'amour...
L'amour était la première de toutes les valeurs. La
première des réponses aux problèmes qui faisaient
souffrir l'univers. La seule qui lui permette d'échapper
durablement aux drames insensés qui le secouaient. La seule
qui fasse que l'on puisse encore sourire, parfois longtemps après.
Que l'on puisse se remettre à chanter et à vibrer
à l'unisson des gens avec lesquels on pouvait se trouver.
L'amour, l'estime, l'attirance, fondaient toutes les autres valeurs.
Ils étaient au cœur de tous les mécanismes vitaux...
Toutes natures présentes dans l'univers étaient soumises
à ses lois, à sa plus évidente nécessité.
Il était même présent au cœur de ce qui
incarnait son contraire. C'était l'élément
chimique le plus abondant de la création. Il était
à la fois le plus hors-d'atteinte et le plus facile à
trouver parmi les éléments indispensables à
la vie...
Il prenait corps dans la longue continuité des hommes, le
véritable mouvement perpétuel des générations
qui se succédaient... C'était la seule substance qui
rende possible l'établissement d'une fusion entre les êtres
et donnent aux peuples la capacité d'atteindre cette divinité
fugitive des égyptiens qui leur permettait d'éviter
les guerres qui, autrement, les déchireraient. La seule étincelle
qui pouvait arrêter le bras prétendument vengeur des
soldats quand ils recevaient l'ordre de tuer en eux l'âme
qui les faisaient vivre...
Seule la passion, le désir, la volonté de comprendre
et pour cela d'entendre, et pour cela de prendre le temps nécessaire
d'écouter, étaient les bases mêmes de ce qui
pouvait nous sauver.
Comprendre les autres était plus que nécessaire et
moins directement évident qu'il n'y paraissait. Comprendre
vraiment. Devenir différent. Connaître. Co-naître.
Renaître à l'autre. C'était de l'ordre du vital
strict. Il fallait constamment faire le tri de ce qui nous arrivait.
Ajouter les éléments manquants. Renouer entre elles
les chaînes logiques qui s'étaient désorganisées.
Savoir qu'un point extrait d'une ligne avait la même importance
que les autres.
Il nous fallait rejoindre l'origine, toucher à l'essentiel
pour mieux nous comprendre. Nous devions déceler dès
à présent les nécessités qui émergeraient,
là où elles naissaient...
Cela ne voulait pas dire qu'il faille rester sourds aux messages
de prudence ou aux avertissements, car ils étaient une part
primordiale de notre évolution à venir et ils nous
aidaient, plus qu'ils ne nous handicapaient, dans la conduite de
nos projets, mais parfois, la seule manière de faire évoluer
une situation bloquée, ou dramatiquement dangereuse, était
de momentanément refuser l'ordre établi, certaines
évidences qui n'apparaissaient parfois pas à certains
au cours d'existences complètes.
Les critiques nous aidaient à y voir clair. Elle nous permettaient
de nous améliorer, de corriger nos défauts et de comprendre
les erreurs qui avaient pu être commises. Face à la
méconnaissance commune des logiques cachées et des
lois non écrites qui gouvernaient tout aussi bien les choses
dans lesquelles nous nous mouvions, candides sans le savoir, elles
faisaient refluer le bricolage de l'univers qui s'imposait parfois
comme la seule règle de fonctionnement. Elles menaient les
hommes chaque fois qu'ils étaient censés piloter.
Le monde était parfois débordé par les avalanches
d'événements qui leur tombaient dessus comme un ciel
noir.
Ils étaient alors désarçonnés et tombaient
de leurs chevaux, comme ces anciens chevaliers si carapaçonnés
d'armures, et d'épaisses règles de fonctionnement,
qu'elles les entravaient au point de ne plus leurs permettre d'agir
pour le bien de tous, ni de bouger, immobiles, restant alors coincés
au sol à la merci du premier fantassin venu. Les étrangleurs
à pied avaient-ils le droit d'égorger les seigneurs
à terre ? La loi de la guerre le disait.
Celle du cœur faisait d'eux des égaux qui auraient du
se réconcilier avant même de se brouiller. Une vieille
sagesse ancestrale se trouvait ainsi confortée... Celle de
la même valeur des existences, qu'elles soient habiles et
gagnantes au jeu de la vie ou pas. Mais le crime n'était
pas pour autant permis. Les évidences devaient parfois être
traversés, comme on traverse un mur, quand les résistances
liées au fonctionnement, les forces de frottement, nous bloquaient
ou ne nous permettaient pas d'apporter une solution à une
situation qui pourtant, à ce moment précis, le réclamait.
Rompre avec une tradition demande un instant de désobéissance.
Légitime défiance...
L'absurdité est souvent une construction collective. Mais
un homme qui en aurait développé l'intensité
par sa seule présence, presque, aurait aussitôt du,
aussi vite que ses ressources, sa réflexion, ou son avancée
le lui aurait permis, réagir et briser une logique qui aurait
nui à l'ensemble de la communauté.
Tous ces mots au piano...
La télévision, dans son dos, clignotait dans le noir...
Il écoutait, tout en caressant les touches, les rumeurs de
ce monde dans lequel il était à priori présent
au même moment et il sentait confusément que l'évolution
progressive de son état d'esprit répondait à
celui de la planète qui gravitait sous ses pieds, comme s'il
avait été sur le dos d'un immense cheval qui se cabrait
sous ses doigts et l'entraînait dans sa sauvagerie, sa force
et aussi les accès inattendus de douceur dont il était
capable, dans une danse violente et douce à la fois qui tenait
chacune des fibres qui le composait en alerte.
You are the first one of your kind...
C'était un autre enseignement, sans valeur de loi, mais qui
devait guider ceux qui chercheraient à transformer les sociétés
dans lesquelles ils vivraient. S'ils ne voulaient pas qu'elles soient
liées à des nécessités qui, autrement,
les empêcheraient de fonctionner, ils devraient définir
leurs objectifs en fonction de la capacité d'écoute
et des moyens de transformation dont les hommes qui les habitaient
disposaient, c'est à dire de leur capacité à
se comprendre elles-mêmes. La télévision faisait
un boucan terrible... Mais, heureusement, cette disposition des
choses ne pouvaient naître, que quand on laissait, avant tout,
la générosité, le talent, la qualité
des sentiments, et l'intelligence s'exprimer.
Le don fait aux autres fait grandir.
Il délie des mensonges, des trahisons, des infidélités
comme des secrets que nous enfouissons tous en nous, les regrets
et les remords des amours brisés que nous portons toujours
et à jamais. A toujours pardonner, finalement, l'hostilité
de avis de certains."
Les hommes, les rares hommes qui étaient capables de dessiner
ces lignes virtuelles dans l'espace comme des ponts symboliques
entre toutes les tendances qui s'affrontaient n'étaient pas
toujours présents au bon moment. Ils vivaient ce prétendu
chaos de l'univers à hauteur d'homme. Ils étaient
ceux qui auraient pu deviner ce qu'un imperceptible mouvement des
choses, un battement de cœur, pouvait provoquer.
"Il leur fallait savoir que personne n'était insignifiant.
Il n'y avait pas de grands ou de petits chevaux. Il n'y avait que
des hommes et des femmes. Les effets qu'ils redoutaient ou espéraient,
comme des chances de résurgence face à cette mascarade
de la fin du monde, qui nous poursuivait depuis si longtemps.
The only way is Up.
Sans jamais devoir apparemment s'égaler dans notre vitalité
et l'envie que nous pouvions avoir les uns des autres, ils finissaient
tous par nous atteindre et il fallait s'en réjouir. Chaque
espace de contact créé était une chance. Chaque
parole accessible un peu de liberté gagnée. Par le
vœux d'atteler notre nature aux forces qui président
le monde pour sentir en retour l'harmonie recherchée. Nous
y trouvions la transmission de la vie et la résurrection
de ceux qui nous avaient quittés, seules façons d'être
véritablement sauvés en insufflant à la vie
la vie qui lui manquait."
Et nous étions en cela tous égaux et concernés.
La continuité des générations se succédant,
poreuses en des milliards de points, nous rattachait à une
identité commune... C'était la seule manière
de faire taire l'horreur de la mort. Celle de ceux que nous admirions,
celle de ceux que nous aimions comme des frères, celle de
ceux que nous portons au fond de nos cœurs, qui nous ont quitté
pour des raisons que nous ne parvenons pas à nous expliquer.
La mort est toujours imparfaite, c'est toujours un scandale inadmissible
auquel la vie prépare mal. Aucune position qui ne soit décente
dans un massacre ou dans une guerre. Nous pleurons la présence
de ceux qui chantaient et dont les voix gravées à
jamais résonnent éternellement en nous.
Sont seulement sauvés les hommes dont la conscience a accompli
sa tâche, fait ce pour quoi elle avait été placée
en eux : se détacher d'eux comme les ailes d'un papillon,
un cil vibratile abandonnant le noyau du monde. C'est une entrée
en collision avec un astre, quand deux mondes adossés l'un
contre l'autre dialoguent enfin, se fécondent mutuellement
pour en engendrer un nouveau.
Vous avez alors survécu... Vous avez été sauvé
d'entre tous les hommes.
Vous avez fait ce que l'univers et la vie présente en vous
attendait de vous, vous avez fait ce que vous aviez à faire
: vous avez donné la vie, vous avez enfin atteint à
travers votre naissance réelle, celle qui vous ramène
à la continuité sans fin de l'espèce dont vous
êtes issu, le point final et celui du début de toutes
choses, émergence, centre multiple, exode et genèse,
conjointement résolues.
Offrir et recevoir ce que l'on est est la manière la plus
forte d'aimer.
Mais le don reçu est aussi facteur de libération et
de joie. Il est parfois nécessaire qu'il se produise. Parfois,
certains n'acceptent pas de recevoir. Ils sont si saturés
d'eux mêmes, ou si peu assurés de la réalité
de ce qu'ils sont, qu'ils ne peuvent recevoir des autres. On n'expliquait
pas un cadeau même quand la politesse avait toujours cours.
On n'explique pas l'énormité d'un destin. Le sens
d'une accumulation de hasards. On ne peut que remercier, embrasser.
Même ceux qui ne voulaient pas qu'on se réclame d'eux.
Vous...
Un enfant qui reçoit une leçon, un enseignement, une
chemise ou un cahier d'école et un stylo ne pouvait que remercier,
mais ces présents étaient destinés à
le faire grandir pour qu'à son tour, un jour, il offre une
leçon, un enseignement, une chemise ou un cahier d'école
et un stylo, ou une guitare rouge, ou tout ce qui serait nécessaire,
différent, nouveau, d'apporter. Il en va de même des
adultes.
You're still my Brother
No Matter what Colour.
Faites grandir ceux qui vous entourent...
Les clefs sont au centre de toutes éternités, de toutes
approches humaines, de toutes expériences, de toutes oeuvres.
Chacune ouvre d'autres portes. Chaque artiste, chaque économiste,
chaque architecte, chaque sportif, chaque visionnaire, renvoit indéfiniment,
donne et se trouve infiniment redevable des autres.
Boy...
Ces résonances étaient illimitées. Elles habitaient
notre esprit comme les échos d'une symphonie se déplaçant
le long de lignes codées. Une symphonie qui jamais ne s'éteignait
et qui jamais n'éteignait la curiosité, ni l'espoir
des moments décisifs.
Aucune ville, aucune sculpture, aucune peinture, aucune pièce
de théâtre, aucun livre n'était triste ou désespéré.
Il y avait toujours une énergie qui venait. Si on savait
l'écouter, si on savait la débusquer, on l'entendait
derrière chaque mot. Quand elle se mettait à frissonner,
il n'y avait plus de heurt et plus d'accrocs. Juste une touche de
couleur à poser.
Un pinceau qui ne tremble plus...
Entendre la beauté extrême, stridente, de ces contacts
qui se répercutent à l'infini, dans l'absolu du plein
et du vide en mouvement de ces vies à remplir qui s'unissent
et se désunissent perpétuellement, vont et viennent
en elles-mêmes, se frôlent et se renvoient leurs plus
essentielles, leurs plus intimes forces d'amour, est la récompense
des esprits occupés à contempler vos miracles.
Ce brasier qui ne s'éteint pas...
L'optimisme est une clef ouverte. Il fonde comme la main éprouve
la solidité d'un corps, une résistance de la volonté
et de l'esprit en milieu ouvert. En milieu parfois hostile. C'est
la réponse à choisir dans un contexte de correctitude
politique où il est apparemment possible de tout dire, mais
où rien de fondamentalement nouveau ne peut émerger.
La colère, la force sourde, le fait de ne pas se résigner,
était l'autre outil de résistance susceptible de transformer
la fatalité en providence. Mais, pour cela, elle devait être
accompagnée d'une réflexion qui ne soit pas masquée
par la haine. Or, la violence gratuite grandissait et vous ne pouviez
l'ignorer. Il fallait qu'elle puisse enfin s'estomper.
Etre désinvoltes... Nous n'avions d'autre choix que de nous
impliquer.
Cette noirceur du monde était-elle la réponse silencieuse,
ironique, que vous opposiez à la liberté, soudain
devenue si souveraine et si perfectible des hommes ?
Parler n'était pas une clef unique. Elle était toujours
accompagnée d'autres versants de notre personnalité,
occupés à exprimer les tendances profondes qui les
traversaient. Nos conversations étaient parcourues de couleurs
changeantes. De climats, de paysages, de visages qui peu à
peu affleuraient.
La morale ramenait au corps social. Autre vision qui se prolongeait.
Autre émergence à davantage rencontrer. D'Averoes
à Lévinas... La vision d'un mieux à atteindre.
Vous en faisiez un rite superficiel pour manipuler un réel
à l'intention des autres. Comme on envoie une lettre avec
accusé de réception. Quand plus profond naissaient
ces préoccupations nouvelles, les anciennes litanies reprenaient
souvent un air habituel. La part des signes et des messages d'où
émergeait la signification, même restreinte, de ce
qui vous tenait."
Je connaissais un homme qui consacrait sa vie à aider les
handicapés. A ces hommes, il offrait ce qu'il y avait de
plus actuel, quand ce qu'il y avait de plus actuel pouvait les aider
à oublier leurs souffrances. Des machines et des ordinateurs
et des robots qui pouvaient les aider à compenser leurs prétendues
insuffisances. J'ai vu des hommes peindre avec leurs yeux. Le mouvement
de leurs iris. Favorisés ou pas, ils vivaient dans un même
lieu, sur une même terre. Mais les planètes gravitaient
aussi en nous, dans nos têtes, même les virtuelles.
Elles étaient aussi nombreuses que nous et ne nous quittaient
pas, même quand s'éteignait la lumière...
Je ne pourrait pas vivre sans musique...
Si tu fais comme le café..."
Le lecteur MP3 lui parlait de son enfance. Il se sentait regaillardi.
Il sortit au dehors. Il avait été chanceux. A l'extérieur,
sa voiture, brillait au soleil. Une seule pression sur la télécommande
et elle se mit à clignoter dans la demi-pénombre du
matin. L'air était déjà transparent.
La grande planète est fatiguée de crachats, de rejets
et de déchets. Le même body électrique qui se
disloquerait presque s'il était tout à fait solide.
Il fallait désormais apprendre à nettoyer les plaies,
à parfois cautériser, à soulager les égratignures
et les souffrances légères ou profondes. Nous mangions
dans des réfectoires collectifs, les quelques produits que
nous avions pu trouver.
Peu à peu l'ordinaire s'améliorait. On attendait du
jour qu'il nous délivre des réponses... On attendait
des hommes qu'ils se donnent la main, se la serre et concluent enfin
un accord mettant fin à leur stupide querelles. On attendait
des femmes qu'elles nous aiment à nouveau. Lui passait dans
les travées, rêveur et silencieux jusqu'au soir...
You don't have time for a generous lover.
Lui voulait précisément rendre les histoires d'amour
possible. Il voulait qu'elles échappent au côté
résiduel d'un temps saccagé. Il fallait parfois attendre
longtemps avant que les premiers mots ne se forment dans sa bouche.
Il pensait aux gens dont il se sentait si proche. A ces hommes et
à ces femmes qui faisaient preuve de tant de courage, il
voulait dire qu'il les aimait pour les risques qu'ils avaient pris,
pour leur générosité et leur courage face à
la brutalité des rythmes quotidiens.
Les tours resplendissaient. De longs cheveux bruns, blonds ou roux
s'en échappaient pour venir pendre à portée
de main. Les pans de terre poussiéreux peu à peu se
réduisaient. Les parre-terres des pelouses se plaçaient
lentement aux endroits où on les attendaient, où on
avait prévu de les mettre. Des femmes en tailleur allaient
et venaient dans le centre de la ville principale, dans les jardins
de la Victoire. Elles étaient nos idoles, nos désirs
vivants.
Les pays encore trop pauvres ne manquaient pas uniquement de ressources
et d'argent, ils manquaient aussi de messages, d'énergie,
des savoir-faire qui leur auraient permis de recevoir le meilleur
d'eux-mêmes. De leur sol comme de leur air. De leur imagination.
L'imagination n'est qu'un moteur qui tourne à vide si on
ne l'attelle pas à une tache concrète.
Il fallait l'arrimer à un rocher, lui trouver des points
d'appui pour changer le monde ou une pierre à sculpter. Archimède...
Quand les miroirs étaient devenus des armes et ne servaient
pas uniquement à conduire les rayons du soleil. A lui donner
les moyens d'éclairer sans être aveuglant. Mais nous
étions hypnotisés par les distances critiques que
vous imbriquiez dans nos destins séparés.
Vous ne les laissiez plus s'approcher. Réaliser les gestes
simples qui sauvent. Le bouche à bouche et le massage cardiaque.
Vous ne les laissiez plus s'enrichir.
Cette commotion permanente de l'hypnose, des perfusions optiques
auxquelles nous étions censés nous accrocher. Nos
rêves éveillés, électroluminescents,
nous tenaient sur des rochers où nous étions coincés,
comme sur autant de petits paradis artificiels dont il ne fallait
surtout pas s'extraire, au risque de devoir affronter la réalité.
Une réalité pour laquelle, selon tous les experts
en charge de nos dossiers médicaux, nous n'étions
plus faits.
Ce monde était réservé à des mécaniques
faussement vidées du désir, seules habilités
à y vivre pleinement, seules capables d'en soutenir la lumière
et la complexité. Avant d'enfin atteindre l'autre rive, celle
des désirs satisfaits, de l'accomplissement qui assouvissait
y compris ce que nous avions rêvé."
Il me parla un peu de lui. Il se souvenait d'un voyage en Pologne,
à Cracovie. Cet homme en noir qu'il avait croisé en
arrivant sur le Wavel, le Palatin des rois, et le vol d'oiseaux
qui l'avait entouré, avait fait le tour de la cour du château
pour lui poser la rituelle question de la légende de ce roi,
parti à Rome, avec l'argent du royaume qui devait servir
à acheter une couronne joué en route. Par vengeance
la sorcière les avaient transformés en pigeons cendrés
et chaque fois qu'un nouveau arrivant, quelque soit son rang entrait
dans cette cour mythique, ils venaient lui poser la question qui
les délivreraient peut être de leur sort :
"M'as-tu ramené une couronne de Rome ?"
Un homme, finalement, était venu leur apporter la bonne nouvelle
de la délivrance tant attendue. Il portait une longue robe
blanche et il était comme tous les hommes de sa condition
dans le monde en charge du poids des âmes, désireux
de dialogue entre les différentes églises.
Lui avait pleuré un soir, pas si éloigné au
moment où il avait senti cet immense esprit, responsable
de tant de libérations, et parfois d'enferrements dans les
anciennes républiques de la tradition, sur le plaisir et
la vertu aux prises l'un avec l'autre, disparaître en lui,
quitter la scène comme un gigantesque champs d'énergie
soudain rompu. Il avait pleuré comme un gamin et il s'en
était étonné lui-même, il s'était
surpris de tendresse pour un homme si étrange qu'il nous
avait comme laissé un chantier inachevé perclus de
jougs renaissants. Cette déflagration dans le cœur des
hommes résonnait comme une déchirure.
"Pour trouver cadre et mesure de tache à laquelle s'atteler,
il fallait que je revienne. Pour reprise des affinités. Sur
petite boule infradense. An de grâce nouvelle. Portrait réalisé
avec des couleurs durables.
Albrecht, tu as du comprendre, au début de l'année
1500, ce je ressentais...
You're still my Brother, no matter what color..."
Suite bientôt disponible en librairie |