Chapitre Cinquième

La renaissance était un exercice de style à côté de ce qui nous venait, malgré le manque de recul. L'étude des écosystèmes aidait à en discerner les causes. Il nous appartenait à présent d'en fixer les conséquences.

Bonnes ou mauvaises, elles nous étaient tendues, comme des choix qui se faisaient par sélection progressive d'entités distinctes.

La mécanique du changement est à l'œuvre.

Il faudrait pouvoir l'orienter. Car elle s'automatise. Elle suit des rythmes qui ressemblent à une histoire des fausses nécessités censées se déployer. Les imbéciles qui travaillent ces matières inventent les robots-tueurs qui peuvent tout aussi bien décider du sort de la race humaine. Notre souveraine aspiration à maîtriser un contrôle qui quitte nos mains. Stupide, vide et effroyable efficacité face à la fragilité des hommes, même des plus forts. Protocoles qui tardent à s'établir. Mépris des lois humaines. Vieille volonté qui un jour peut tout aussi bien être débusquée par des principes d'organisation nouveaux. Il faudrait renforcer les hommes par l'esprit qui viendrait se loger en eux.

Les jointures de la mécanique à l'œuvre crissaient. Des articulations grippées qui n'avaient plus l'habitude de mouvements aussi subits. Il ne fallait pas rechigner à se servir de ce qui pouvait nous aider, entamer les possibilités offertes. Faire le nécessaire, puisque la quête de l'équilibre, et de l'harmonie, étaient les plus grandes aventures auxquelles nous pouvions être conviés.

"A vous d'en fixer les dimensions. A vous d'aider les autres. L'apport que vous ne vous destinez pas, vous ne le destinez à personne."

Un part du monde ancien changeait. Une part du monde ancien...

Comme toujours.

Mais l'essentiel restait. Les bases étaient conservées. Les histoires restaient riches d'enseignements. La nostalgie freinait souvent des quatre fers, et elle avait raison pour ce qui pouvait habituellement la nourrir. Bâtons donc dans les roues. Parfois à juste titre.

Or nous n'abandonnions pas, nous ne pouvions abandonner. Nous construisions simplement un autre monde, différent de tous ceux qui avaient auparavant précédé, mais irrigué de toutes leurs qualités. Un univers qui était tout sauf parallèle.

Il n'y aurait pas de tabula rasa. Unless we were stupid. La philosophie redevenait passionnante et tellement nécessaire.

Nous apprenions lentement de l'ancien monde qui demandait, fort logiquement, à survivre, ce en quoi il était fondé à le faire, même si les avancées étaient tellement rapides qu'elles donnaient parfois à cette société mouvante des apparences de folie furieuse. On préférait lire des manuels techniques aussitôt rendus obsolètes que des textes éternellement impérissables.

Nous retirions pourtant de cette sagesse le maximum d'enseignements. Elle nous tendait ses sciences et nous permettait le recul dont nous manquions si cruellement. C'était notre socle, il serait notre Moyen-Age moderne, nos racines, nos cultures mélangées, notre maison retrouvée.
Alors nous reviendraient les anciennes connaissances patiemment recueillies. L'esprit des lumières comme celui de souverains éclairés, apportant aux hommes, souvent grâce aux femmes, la paix dont ils avaient tous besoin.

Elles nous viendraient comme une charge de fraternité avec ceux dont nous étions issus, plus libres et capables de choisir leur vie. De la mémoire tactile des générations précédentes. Il fallait aller vers les autres, dans la chaleur et la proximité d'autrui."

"L'amour que tu ne crées pour toi, tu ne le crées pour personne."

Apprendre était passionnant. Tant de gens étaient passionnants, tant de choses devenaient intéressantes dans un monde qui avait changé. Tout le monde le savait, tout le monde le comprenait. Par contre, nous n'avions pas encore tous les outils intellectuels, ou simplement humains, pour l'habiter d'une manière qui nous permette d'emporter avec nous les valeurs qui fondaient les anciennes civilisations. Le présent pouvait sembler à beaucoup une sorte d'enfer merveilleux, une prison asphyxiante, pour ceux qui butaient contre cette architecture inédite.

Le simple fait de vivre fonderait, presque mécaniquement, les futures civilisations. La renaissance, les renaissances du VIIIème, Xème et XIIème siècle étaient parallèles à des retours au classicisme latin, aux valeurs de civilisation grecques qu'il avait lui-même englobées, transformées, et parfaites souvent, s'inspirant aussi de l'islam des lumières des frères nestoriens ou de Babylone et d'Ur, de l'esprit de Cordoue, et des connaissances scientifiques de l'Inde ancienne ou de la Chine.

Le soir tombait. Il avait hâte que revienne le jour. Il ramenait sur ses longues jambes douloureuses des couvertures trouées, la vieille loque défaite d'une couette qui aurait depuis longtemps du être jetée et qu'il se plaisait à faire survivre en dépit de tout. Il se réjouissait secrètement de ce dépouillement qui ne compensait que très imparfaitement l'extrême richesse, l'excessive abondance de tout dans laquelle il vivait.

Mais nous étions privés de la connaissance minimale qui nous aurait permis de créer, d'une certaine manière, les réceptacles nécessaires. Cet espace d'accueil intérieur, cette capacité d'écoute nous manquait pour pouvoir grandir plus harmonieusement. Notre mémoire s'effilochait. Nous n'avions pas encore adapté nos outils d'échanges. Nous avions trop de données à notre disposition, même si nous commencions à savoir les transformer, à mieux les trier pour ne pas avoir à les retenir toutes.

"Ce qui change, c'est notre ordre symbolique..."

Il se servit un café en mélangeant une poudre de chicorée avec un peu de thé. Il aimait cet instant de la journée, l'apparente solitude qui l'entourait à cette heure là. Il pensait à la ressource si précieuse qui pouvait, comme par magie, diluer ces denrées parfumées. L'eau serait notre salut ou notre malédiction. Il faudrait beaucoup de temps et d'énergie pour que chacun puisse toujours faire le geste simple qu'il venait d'accomplir. Il se réjouissait de créer un calme, même précaire, en lui. Partout bouillonnait l'activité des hommes, leurs discours, les mots qui se déversaient à l'extérieur en flots continus, les voitures allant et venant en tous sens, les stratégies d'évitement des uns et des autres. Il le savait. Il le sentait.

Il accueillait ce désordre en lui, lentement, en longues gorgées gutturales, en contemplant les traînées, les sillons profonds qu'ils laissaient dans le ciel, éprouvant avec une délicatesse et une précision experte chacune de ses composantes.

Puis il entreprenait avec méthode de doucement les résorber une à une dans les tréfonds d'une âme dont il faisait monter la température de chauffe, jusqu'à la rendre brûlante, incandescente au point qu'elle puisse évaporer autour d'elle toutes les souillures qui s'étaient accumulées pendant la journée.

C'était là l'essentiel de son activité. Un boulot de fondeur, de bouilleur de cru.

Nous étions souvent étrangers à une part de nous-mêmes. Lui-même avait parfois l'impression d'être d'une autre planète et d'en recevoir la chaleur et la parole comme des courants d'ondes qui l'inspiraient. Profondément enfouie, celle-ci n'affleurait qu'à de rares moments, derrière les nuages. Certains s'étaient déjà adaptés, mais la distance était encore trop grande, trop floue, trop incertaine pour résorber instantanément toutes ces différences.

Ce dont il se réjouissait brassant l'extrême richesse de ce qui nous entourait.

Elle était si importante que parfois l'écart qui s'élargissait entre les uns et les autres devenait préoccupant. Ce fossé était un des problèmes à résoudre. L'argent donnait un ascendant. Il permettait de mal se conduire si on oubliait la valeur des choses et les sacrifices consentis par tous.

Et l'argent se dématérialisait, perdait ses attaches concrètes. La circulation sanguine du monde était altérée, elle avait besoin d'être rétablie. Que chaque salaire aboutisse à ceux qui en avaient un besoin strict pour simplement vivre.

Il fallait imaginer un système de valeur qui tienne compte de toutes les nécessités individuelles. Les anciennes grilles de lecture perdaient de leur efficacité et elles s'évacuaient des esprits. Et l'humain s'évacuait imperceptiblement de la substance du monde. En cela, il organisait lui-même sa disparition. Si nous ne lui redonnions pas cette dimension précise, si ne faisions pas cet effort, nous serions condamnés à vivre des vies toujours plus déconnectées des réalités. Et les effets pervers de tels déplacements seraient tels, que nos existences seraient défigurées, les gagnants de la loterie de la vie n'étant pas très prêteurs de nos jours.

Il fallait imaginer de nouveaux liens entre tous et de nouvelles manières de faire circuler la richesse le long des ponts qui devaient être jetés entre ces rives trop éloignées. Les passerelles créées devaient enjamber les différences. Eviter de causer de tels préjudices. Elles devaient libérer l'esprit, et non uniquement le matériel destiné à l'ornementer. Que l'on gagne sa vie redevenait alors une bonne chose. Qu'on désorganise celle des autres était différent. Entre les deux, d'autres attitudes, moins égoïstes, étaient encore à inventer.

Il était difficile d'avancer durablement sans changer cette logique. Sans changer le tempo. Chaque homme possède, au fond de lui, une fécondité qui lui permettrait de repeupler les continents désormais inhabités à lui seul. Sans que nous sachions y voir la signature d'une sagesse ancienne.

A toutes attitudes réductionnistes, à toutes actions qui niaient le libre arbitre humain et minimisaient l'esprit humain, qui exploitaient les valeurs humaines, même à leur insu, à toute organisation réelle ou fictive de destruction ou de limitation de la primauté de l'être, ou d'abandon des qualités qui en font l'intégrité, il fallait opposer des sources logiques ou subjectives d'espoir, de résistance et de foi humaines...

"Récréer une structure qui ne détruise pas celle sur laquelle elle s'appuie."

Le monde était devenu apparemment illisible pour un seul homme. Un individu séparé, nouveau, qui arrivait et voulait s'y ouvrir, l'apprendre, le pourrait-il ? Un bébé qui naissait pouvait-il comprendre la planète sur laquelle il allait vivre ? Etait ce toujours possible ? Que lui manquerait-il ? Où fallait-il qu'il aille ? Pouvait t-il le faire de partout ?

La réponse à ces questions était oui. Il était possible de comprendre. Possible de se laisser charmer par le mystère quand il est bienveillant.

Quand il est dans la séduction.
Quand il est amoureux.

La façon dont nous nous comprenions était devenue une science ésotérique, réservée à un nombre toujours plus restreint d'officiants qui n'avaient pas souvent la possibilité de transmettre leur savoir. Nous avions à inventer une éthique de vie, des philosophies, de nouvelles sciences, qui prennent en compte les acquis des anciennes, mais qui les transcendent en leur ajoutant ce qui leur manquait encore. Qui les redessinent.

Nous ne vivions plus de la même manière, ni à la même vitesse.

"Les ordinateurs ne modifient pas que notre perception. Ils modifient notre esprit. Nos sentiments. Ils nous instrumentalisent si nous ne savons pas leur imposer nos propres conditions. Nos conditions humaines."

Partout, il fallait faire affleurer les méandres de la sensibilité humaine, là où elle risquait d'être définitivement remplacée par une automatisation de pseudo-processus créatifs basés sur le déploiement aléatoire de structures algorithmiques.

Il fallait faire émerger un plus grand libre arbitre humain, avant que celui-ci ne soit définitivement contrecarré par la mise en abîme de simili-expertises cognitives. Il fallait désagrandir ce et ceux qui, d'une manière ou d'une autre, réduisaient l'humain, ceux dont le travail consistait à saper ceux qui étaient de l'autre côté de la barrière. Il devenait urgent de les réconcilier, les maîtres devant comprendre qu'ils devaient leurs richesses et leur sécurité de l'effort de ceux qu'ils laissaient souvent pour compte. Il devenait nécessaire de rejeter les strates normatives qui inféodaient, qui enchaînaient, qui tarissaient, qui désabreuvaient, qui déprivaient, qui déstructuraient les valeurs humaines qui étaient menacées de recul.

Aujourd'hui contenait demain et il fallait dès à présent travailler pour les temps à venir, voyant loin, vivant au jour le jour, parcourant ces itinéraires encore fragiles et incertains afin d'atteindre bon port.

Maintenant, et surtout quand ce que ces mots cherchent à dire, menacerait de se produire, il faudrait avoir l'énergie et l'espoir toujours renouvelés d'hommes et de femmes amenés à vivre dans un monde assisté par une puissance de calcul numérique phénoménale.

Il nous fallait savoir utiliser cette énergie nouvelle. Construire les villes, construire les ponts, ici et dans le cinquième élément. C'était notre voie, c'était notre chemin carrossable... Il me tendit alors la dernière lettre qu'il adressait à son Père. Il était un peu inquiet de ma réaction, sachant que cette situation était étrange...

"Père...

Vous saviez que beaucoup d'entre ceux qui scrutaient l'avenir avaient un savoir et des connaissances écrites au début du siècle précédent, voire avant... Les voyiez encore sortir des réfectoires de grandes universités en noir, gris et blanc. Vous savez qu'ils suivent, en longues rangées serrées, des lits de pierre creusés par des siècles d'étudiants obéissants. Vous pourriez les imaginer passant silencieusement au dessus des sillons qu'ils creusent dans le grès des Cornouailles.

Là bas, couverte d'ardoises noires, la forteresse de Tintagel résiste encore et toujours contre les lames chargées de venir l'ébranler. Une détermination puissante anime encore le vieux chevalier revêche qui continue à dresser sa longue épée de pierre afin de pourfendre, les unes après les autres, les lames qui viennent s'abattre sur ses flancs. C'est la mémoire de l'Atlantique qui assure ses prises contre ses falaises glissantes, comme elle a tracé ses marques sur vous. La vieille place du Roi Arthur se cabre sous la pluie et les savants en cours de formation à Oxford engramment docilement le meilleur de la tradition sans toujours se poser la question de savoir s'ils connaissent le langage et les pratiques de leur époque..."

Lui n'avait pas la volonté de nier les enseignements du passé, mais il ressentait fortement la nécessité de les faire évoluer pour qu'ils redeviennent opérants. Dans un monde devenu difficile à décrypter, les anciens théorèmes perdaient leur force explicative, même si les meilleures des anciennes lois gardaient leur justesse. Nous allions devoir rappeler un item que nous avions oublié en brûlant certains des livres qui allaient avec :

Le sens et la signification profonde des choses et des gestes.

Vous saviez, Père, que sa présence nous était aussi nécessaire que l'air que nous respirions. Et nous paraissions bien souvent devoir vivre sans. Les textes gravés sur le socle des statues s'effaçaient. Virtus ex Alto... Les clefs s'étaient, semble t-il, perdues, y compris dans les jardins des vieux palais florentins. On ne pouvait plus accéder à certaines parties des bâtiments. Certaines encyclopédies tombaient déjà en poussière. Celles qui se constituaient n'étaient pas garanties contre les erreurs et les contre-vérités... Où irait cette mémoire ? Qui donnerait à ces noms oubliés le relief qu'ils méritaient ? Qui restituerait leur vivacité toujours actuelle ? Qui témoignerait de la grandeur passée des hommes ? Qui construirait celle qu'ils étaient censés atteindre dans les siècles à venir ? Quels pans seraient sauvés et comment élargir l'éventail de choix qui nous soit toujours parlants ?

Que deviendraient ces vies ? Quelles seraient nos clefs ? Quelles seraient les idées par lesquelles nous viendraient les intuitions salvatrices que nous attendions ? Les outils qui infléchiraient nos itinéraires. Le souffle qui ferait pencher le fléau des balances du côté du succès ?"

Tout ce qui était présent devant ses yeux devait être, était destiné à devenir source d'enrichissement mutuel pour lui et ses vis-à-vis dans l'existence. Les aspects matériels importaient peu. Alors le visage soucieux qui lui faisait face se transformait, oscillant de l'inquiétude aux sourires conciliants. Une gentillesse qui pouvait l'éclairer par intermittences, après passage d'ondées légères en fin de soirée. Un caractère qui se révélait doucement. Quel temps pouvait-il faire derrière ces yeux-là ? Sa vie elle-même était source de questionnements permanents, constamment estimée et remise en cause, passée aux étamines des pesées et des tares qui se succédaient. Elle était souvent amoindrie par les coups qu'elle recevait et le contrôle continu dont elle était l'objet.

Everyday I'm psycho-analysed for my lover, for my lover...

Elle s'était déversée dans des abîmes dont seul l'amour reçu d'autrui avait pu le sauver. Sa douleur s'était lentement amoindrie suivant des arcs compliqués, les lourds cernes qu'elle avait dessiné sous ses yeux avaient disparus quand la lumière était enfin venue s'y accrocher. Il avait lentement appris à gommer ces traces de fatigue...

Il avait eu la volonté de livrer un sceau de justice étrange à ces foules qui pouvaient tout aussi bien épuiser ou régénérer la substance du monde, leur offrir des sources d'espoir et des mots d'amour. Une longue lettre adressée à celles à qui il n'avait pas pu parler, comme une réponse encore nostalgique d'elles et bienveillante pour toute l'affection qu'il avait ressentie et dont il ferait don à nouveau dans un échange incessant.

Il était surpris des émotions qui l'assaillaient, et se sentait souvent traversé par un courant qui lui intimait ses mots et ses gestes. Il voulait retrouver la pleine maîtrise de ses décisions et mieux tenir compte des désirs de ceux qui s'adressaient à lui. Mais mieux laisser parler sa vraie nature. En contact et, en même temps, à part... Accomplir des milliers de vœux comme s'ils étaient les siens.

Quand il avait cinq ans, il pensait que le monde tournait entièrement autour de lui. Cela avait été son soucis latent, taraudant son intime, son inavouable sensation pendant toute sa vie et il lui avait fallu toutes ces errances et coups du sort accumulés, comme la connaissance intime et juxtaposée des plus hautes joies et degrés de réussite dont l'existence humaine est capable, pour enfin admettre que cela n'était pas vrai.

Il était réellement un homme parmi les autres, semblable aux hommes capables de faire refluer la monstruosité qui les environnait afin, enfin, de pleinement accueillir l'humanité qui devait l'assaillir afin de pleinement ressentir le génie des autres.

Il avait eu à devenir un monstre pour se défendre contre un monstre qui cherchait à l'amoindrir. Le monstre d'une accumulation de mouvements et de décisions simultanées, qui aurait pu tout aussi bien le broyer.

La musique et l'amour l'avaient protégé. Et lui même s'était mis, en regard, par gratitude, à protéger les autres. A toujours les accueillir, à toujours être curieux d'eux et de ce qu'ils faisaient. D'où l'extrême intensité de ce qu'il vivait comme préfiguration d'un futur auquel d'autres pourraient accéder d'une manière accrue. Il était fasciné par la beauté de la vie et insondablement soucieux d'en connaître toutes les composantes.

Il avait eu le temps, chemin faisant, d'apprendre beaucoup des choses qui lui seraient indispensables, et des choses moins utiles qui n'étaient que l'expression de son désir de connaître sans limitation le monde tel qu'il fonctionnait. Il aurait nécessairement du apprendre à savoir dire stop à son appétit, mais sa soif était inextinguible comme sa volonté de se parfaire. Cette faculté de se regrouper, de retrouver son unité et chacune de ses idées au milieu des pires tempêtes...

Il en était venu à outrepasser ses droits d'ingérence et il s'en voulait. Sa trop grande sollicitude vis-à-vis des autres lui donnait l'impression forcément fausse qu'il avait une prise sur tous les sujets que son intelligence lui permettait de cerner. Contrôle vain et inutile, réducteur pour ceux qui accomplissaient eux-même ces taches. Il s'en voulait et comprenait les réactions d'agacement même si sur le coup, elles étaient parfois particulièrement dures et injustes.

Les quelques gros coups de tabacs rencontrés et les grains sérieux que l'on pouvait parfois être amené à subir à haute altitude, là où il aimait laisser vagabonder son esprit, avaient quasiment fait de lui un capitaine décent, un loup de mer convainquant, malgré ses traits juvéniles de pré-adolescent...

Le soleil cherchait à dépasser le stade de l'équinoxe, le zénith qui épuisait une part de ses forces à cette heure du jour. C'était encore une impression fugace sous la violence de cette lumière, mais il apprenait à rythmer sa course pour récupérer de ses accélérations, à la rendre régulière. On commençait à sentir par anticipation les premiers courants d'air frais du soir. Mais la journée pouvait tout aussi bien continuer à être ce qu'elle avait été depuis le matin, c'est à dire belle, calme, et tranquille aux yeux des rares passants qui s'aventuraient dans cette rue...

Il flottait maintenant dans une apesanteur propice aux miracles. Sa hargne et sa combativité se mêlaient sans distinction, avec une élégance et une absence de malice dont seuls des étrangers rencontrés par hasard pouvaient témoigner.

Il prit son courage à deux mains. Une plume d'indien, tombée de la coiffe d'un chef sioux de dix ans, quelque part au Luxembourg, dans un endroit où tous sont en manque de quelque chose ou de quelqu'un. Elle reposait comme un cache-sexe blanc sur le fond blanc du clavier de son ordinateur.

C'était une petite mécanique assez incroyable, cette machine, et ce que le genre humain était capable de faire de mieux, hormis d'être humain, c'est à dire quelque chose d'époustouflant, mais pour ceux que sa blancheur immaculée de quasi-bateau de plaisance pouvait attirer, la pomme empoisonnée croquée par Turing sonnait comme un rappel à l'ordre silencieux des hommes qui l'avaient inventée...

C'était le vaisseau spatial le plus rapide de toute la galaxie... Un coup de la chance, un ciel bleu qui s'était suffisamment éclairci pour qu'il puisse se l'offrir... Il se remémora les doutes constants qu'il était censé éprouver, passa sur les années d'errements qu'il avait eu à souffrir, le ban et l'arrière-ban de sa chevalerie intérieure, les milliards d'images qu'il avait absorbées, les milliers de chansons qu'il avait apprises et les quelques vraies paroles qu'il avait pu entendre. Ses larmes avaient fini par se tarir et cela lui paraissait moins important de s'apitoyer sur un sort qui n'était pas si mauvais.

Il ouvrit une page. Des milliards de combinaisons de lettres se pressaient déjà dans son esprit, fidèles aux millions de messages qu'il avait reçus.
C'était comme si tout commençait enfin...

"Que cherchions nous ? La chose la plus compliquée à mettre en œuvre était la plus simple à concevoir...

L'amour...

L'amour était la première de toutes les valeurs. La première des réponses aux problèmes qui faisaient souffrir l'univers. La seule qui lui permette d'échapper durablement aux drames insensés qui le secouaient. La seule qui fasse que l'on puisse encore sourire, parfois longtemps après. Que l'on puisse se remettre à chanter et à vibrer à l'unisson des gens avec lesquels on pouvait se trouver.

L'amour, l'estime, l'attirance, fondaient toutes les autres valeurs. Ils étaient au cœur de tous les mécanismes vitaux...

Toutes natures présentes dans l'univers étaient soumises à ses lois, à sa plus évidente nécessité. Il était même présent au cœur de ce qui incarnait son contraire. C'était l'élément chimique le plus abondant de la création. Il était à la fois le plus hors-d'atteinte et le plus facile à trouver parmi les éléments indispensables à la vie...

Il prenait corps dans la longue continuité des hommes, le véritable mouvement perpétuel des générations qui se succédaient... C'était la seule substance qui rende possible l'établissement d'une fusion entre les êtres et donnent aux peuples la capacité d'atteindre cette divinité fugitive des égyptiens qui leur permettait d'éviter les guerres qui, autrement, les déchireraient. La seule étincelle qui pouvait arrêter le bras prétendument vengeur des soldats quand ils recevaient l'ordre de tuer en eux l'âme qui les faisaient vivre...

Seule la passion, le désir, la volonté de comprendre et pour cela d'entendre, et pour cela de prendre le temps nécessaire d'écouter, étaient les bases mêmes de ce qui pouvait nous sauver.

Comprendre les autres était plus que nécessaire et moins directement évident qu'il n'y paraissait. Comprendre vraiment. Devenir différent. Connaître. Co-naître. Renaître à l'autre. C'était de l'ordre du vital strict. Il fallait constamment faire le tri de ce qui nous arrivait. Ajouter les éléments manquants. Renouer entre elles les chaînes logiques qui s'étaient désorganisées. Savoir qu'un point extrait d'une ligne avait la même importance que les autres.

Il nous fallait rejoindre l'origine, toucher à l'essentiel pour mieux nous comprendre. Nous devions déceler dès à présent les nécessités qui émergeraient, là où elles naissaient...

Cela ne voulait pas dire qu'il faille rester sourds aux messages de prudence ou aux avertissements, car ils étaient une part primordiale de notre évolution à venir et ils nous aidaient, plus qu'ils ne nous handicapaient, dans la conduite de nos projets, mais parfois, la seule manière de faire évoluer une situation bloquée, ou dramatiquement dangereuse, était de momentanément refuser l'ordre établi, certaines évidences qui n'apparaissaient parfois pas à certains au cours d'existences complètes.

Les critiques nous aidaient à y voir clair. Elle nous permettaient de nous améliorer, de corriger nos défauts et de comprendre les erreurs qui avaient pu être commises. Face à la méconnaissance commune des logiques cachées et des lois non écrites qui gouvernaient tout aussi bien les choses dans lesquelles nous nous mouvions, candides sans le savoir, elles faisaient refluer le bricolage de l'univers qui s'imposait parfois comme la seule règle de fonctionnement. Elles menaient les hommes chaque fois qu'ils étaient censés piloter. Le monde était parfois débordé par les avalanches d'événements qui leur tombaient dessus comme un ciel noir.

Ils étaient alors désarçonnés et tombaient de leurs chevaux, comme ces anciens chevaliers si carapaçonnés d'armures, et d'épaisses règles de fonctionnement, qu'elles les entravaient au point de ne plus leurs permettre d'agir pour le bien de tous, ni de bouger, immobiles, restant alors coincés au sol à la merci du premier fantassin venu. Les étrangleurs à pied avaient-ils le droit d'égorger les seigneurs à terre ? La loi de la guerre le disait.

Celle du cœur faisait d'eux des égaux qui auraient du se réconcilier avant même de se brouiller. Une vieille sagesse ancestrale se trouvait ainsi confortée... Celle de la même valeur des existences, qu'elles soient habiles et gagnantes au jeu de la vie ou pas. Mais le crime n'était pas pour autant permis. Les évidences devaient parfois être traversés, comme on traverse un mur, quand les résistances liées au fonctionnement, les forces de frottement, nous bloquaient ou ne nous permettaient pas d'apporter une solution à une situation qui pourtant, à ce moment précis, le réclamait.

Rompre avec une tradition demande un instant de désobéissance.

Légitime défiance...

L'absurdité est souvent une construction collective. Mais un homme qui en aurait développé l'intensité par sa seule présence, presque, aurait aussitôt du, aussi vite que ses ressources, sa réflexion, ou son avancée le lui aurait permis, réagir et briser une logique qui aurait nui à l'ensemble de la communauté.

Tous ces mots au piano...

La télévision, dans son dos, clignotait dans le noir... Il écoutait, tout en caressant les touches, les rumeurs de ce monde dans lequel il était à priori présent au même moment et il sentait confusément que l'évolution progressive de son état d'esprit répondait à celui de la planète qui gravitait sous ses pieds, comme s'il avait été sur le dos d'un immense cheval qui se cabrait sous ses doigts et l'entraînait dans sa sauvagerie, sa force et aussi les accès inattendus de douceur dont il était capable, dans une danse violente et douce à la fois qui tenait chacune des fibres qui le composait en alerte.

You are the first one of your kind...

C'était un autre enseignement, sans valeur de loi, mais qui devait guider ceux qui chercheraient à transformer les sociétés dans lesquelles ils vivraient. S'ils ne voulaient pas qu'elles soient liées à des nécessités qui, autrement, les empêcheraient de fonctionner, ils devraient définir leurs objectifs en fonction de la capacité d'écoute et des moyens de transformation dont les hommes qui les habitaient disposaient, c'est à dire de leur capacité à se comprendre elles-mêmes. La télévision faisait un boucan terrible... Mais, heureusement, cette disposition des choses ne pouvaient naître, que quand on laissait, avant tout, la générosité, le talent, la qualité des sentiments, et l'intelligence s'exprimer.

Le don fait aux autres fait grandir.

Il délie des mensonges, des trahisons, des infidélités comme des secrets que nous enfouissons tous en nous, les regrets et les remords des amours brisés que nous portons toujours et à jamais. A toujours pardonner, finalement, l'hostilité de avis de certains."

Les hommes, les rares hommes qui étaient capables de dessiner ces lignes virtuelles dans l'espace comme des ponts symboliques entre toutes les tendances qui s'affrontaient n'étaient pas toujours présents au bon moment. Ils vivaient ce prétendu chaos de l'univers à hauteur d'homme. Ils étaient ceux qui auraient pu deviner ce qu'un imperceptible mouvement des choses, un battement de cœur, pouvait provoquer.

"Il leur fallait savoir que personne n'était insignifiant. Il n'y avait pas de grands ou de petits chevaux. Il n'y avait que des hommes et des femmes. Les effets qu'ils redoutaient ou espéraient, comme des chances de résurgence face à cette mascarade de la fin du monde, qui nous poursuivait depuis si longtemps.

The only way is Up.

Sans jamais devoir apparemment s'égaler dans notre vitalité et l'envie que nous pouvions avoir les uns des autres, ils finissaient tous par nous atteindre et il fallait s'en réjouir. Chaque espace de contact créé était une chance. Chaque parole accessible un peu de liberté gagnée. Par le vœux d'atteler notre nature aux forces qui président le monde pour sentir en retour l'harmonie recherchée. Nous y trouvions la transmission de la vie et la résurrection de ceux qui nous avaient quittés, seules façons d'être véritablement sauvés en insufflant à la vie la vie qui lui manquait."

Et nous étions en cela tous égaux et concernés. La continuité des générations se succédant, poreuses en des milliards de points, nous rattachait à une identité commune... C'était la seule manière de faire taire l'horreur de la mort. Celle de ceux que nous admirions, celle de ceux que nous aimions comme des frères, celle de ceux que nous portons au fond de nos cœurs, qui nous ont quitté pour des raisons que nous ne parvenons pas à nous expliquer. La mort est toujours imparfaite, c'est toujours un scandale inadmissible auquel la vie prépare mal. Aucune position qui ne soit décente dans un massacre ou dans une guerre. Nous pleurons la présence de ceux qui chantaient et dont les voix gravées à jamais résonnent éternellement en nous.

Sont seulement sauvés les hommes dont la conscience a accompli sa tâche, fait ce pour quoi elle avait été placée en eux : se détacher d'eux comme les ailes d'un papillon, un cil vibratile abandonnant le noyau du monde. C'est une entrée en collision avec un astre, quand deux mondes adossés l'un contre l'autre dialoguent enfin, se fécondent mutuellement pour en engendrer un nouveau.

Vous avez alors survécu... Vous avez été sauvé d'entre tous les hommes.

Vous avez fait ce que l'univers et la vie présente en vous attendait de vous, vous avez fait ce que vous aviez à faire : vous avez donné la vie, vous avez enfin atteint à travers votre naissance réelle, celle qui vous ramène à la continuité sans fin de l'espèce dont vous êtes issu, le point final et celui du début de toutes choses, émergence, centre multiple, exode et genèse, conjointement résolues.

Offrir et recevoir ce que l'on est est la manière la plus forte d'aimer.

Mais le don reçu est aussi facteur de libération et de joie. Il est parfois nécessaire qu'il se produise. Parfois, certains n'acceptent pas de recevoir. Ils sont si saturés d'eux mêmes, ou si peu assurés de la réalité de ce qu'ils sont, qu'ils ne peuvent recevoir des autres. On n'expliquait pas un cadeau même quand la politesse avait toujours cours. On n'explique pas l'énormité d'un destin. Le sens d'une accumulation de hasards. On ne peut que remercier, embrasser. Même ceux qui ne voulaient pas qu'on se réclame d'eux.

Vous...

Un enfant qui reçoit une leçon, un enseignement, une chemise ou un cahier d'école et un stylo ne pouvait que remercier, mais ces présents étaient destinés à le faire grandir pour qu'à son tour, un jour, il offre une leçon, un enseignement, une chemise ou un cahier d'école et un stylo, ou une guitare rouge, ou tout ce qui serait nécessaire, différent, nouveau, d'apporter. Il en va de même des adultes.

You're still my Brother
No Matter what Colour.

Faites grandir ceux qui vous entourent...

Les clefs sont au centre de toutes éternités, de toutes approches humaines, de toutes expériences, de toutes oeuvres. Chacune ouvre d'autres portes. Chaque artiste, chaque économiste, chaque architecte, chaque sportif, chaque visionnaire, renvoit indéfiniment, donne et se trouve infiniment redevable des autres.

Boy...

Ces résonances étaient illimitées. Elles habitaient notre esprit comme les échos d'une symphonie se déplaçant le long de lignes codées. Une symphonie qui jamais ne s'éteignait et qui jamais n'éteignait la curiosité, ni l'espoir des moments décisifs.

Aucune ville, aucune sculpture, aucune peinture, aucune pièce de théâtre, aucun livre n'était triste ou désespéré. Il y avait toujours une énergie qui venait. Si on savait l'écouter, si on savait la débusquer, on l'entendait derrière chaque mot. Quand elle se mettait à frissonner, il n'y avait plus de heurt et plus d'accrocs. Juste une touche de couleur à poser.

Un pinceau qui ne tremble plus...

Entendre la beauté extrême, stridente, de ces contacts qui se répercutent à l'infini, dans l'absolu du plein et du vide en mouvement de ces vies à remplir qui s'unissent et se désunissent perpétuellement, vont et viennent en elles-mêmes, se frôlent et se renvoient leurs plus essentielles, leurs plus intimes forces d'amour, est la récompense des esprits occupés à contempler vos miracles.

Ce brasier qui ne s'éteint pas...

L'optimisme est une clef ouverte. Il fonde comme la main éprouve la solidité d'un corps, une résistance de la volonté et de l'esprit en milieu ouvert. En milieu parfois hostile. C'est la réponse à choisir dans un contexte de correctitude politique où il est apparemment possible de tout dire, mais où rien de fondamentalement nouveau ne peut émerger.

La colère, la force sourde, le fait de ne pas se résigner, était l'autre outil de résistance susceptible de transformer la fatalité en providence. Mais, pour cela, elle devait être accompagnée d'une réflexion qui ne soit pas masquée par la haine. Or, la violence gratuite grandissait et vous ne pouviez l'ignorer. Il fallait qu'elle puisse enfin s'estomper.

Etre désinvoltes... Nous n'avions d'autre choix que de nous impliquer.
Cette noirceur du monde était-elle la réponse silencieuse, ironique, que vous opposiez à la liberté, soudain devenue si souveraine et si perfectible des hommes ?

Parler n'était pas une clef unique. Elle était toujours accompagnée d'autres versants de notre personnalité, occupés à exprimer les tendances profondes qui les traversaient. Nos conversations étaient parcourues de couleurs changeantes. De climats, de paysages, de visages qui peu à peu affleuraient.

La morale ramenait au corps social. Autre vision qui se prolongeait. Autre émergence à davantage rencontrer. D'Averoes à Lévinas... La vision d'un mieux à atteindre.

Vous en faisiez un rite superficiel pour manipuler un réel à l'intention des autres. Comme on envoie une lettre avec accusé de réception. Quand plus profond naissaient ces préoccupations nouvelles, les anciennes litanies reprenaient souvent un air habituel. La part des signes et des messages d'où émergeait la signification, même restreinte, de ce qui vous tenait."

Je connaissais un homme qui consacrait sa vie à aider les handicapés. A ces hommes, il offrait ce qu'il y avait de plus actuel, quand ce qu'il y avait de plus actuel pouvait les aider à oublier leurs souffrances. Des machines et des ordinateurs et des robots qui pouvaient les aider à compenser leurs prétendues insuffisances. J'ai vu des hommes peindre avec leurs yeux. Le mouvement de leurs iris. Favorisés ou pas, ils vivaient dans un même lieu, sur une même terre. Mais les planètes gravitaient aussi en nous, dans nos têtes, même les virtuelles. Elles étaient aussi nombreuses que nous et ne nous quittaient pas, même quand s'éteignait la lumière...

Je ne pourrait pas vivre sans musique...

Si tu fais comme le café..."

Le lecteur MP3 lui parlait de son enfance. Il se sentait regaillardi. Il sortit au dehors. Il avait été chanceux. A l'extérieur, sa voiture, brillait au soleil. Une seule pression sur la télécommande et elle se mit à clignoter dans la demi-pénombre du matin. L'air était déjà transparent.

La grande planète est fatiguée de crachats, de rejets et de déchets. Le même body électrique qui se disloquerait presque s'il était tout à fait solide. Il fallait désormais apprendre à nettoyer les plaies, à parfois cautériser, à soulager les égratignures et les souffrances légères ou profondes. Nous mangions dans des réfectoires collectifs, les quelques produits que nous avions pu trouver.

Peu à peu l'ordinaire s'améliorait. On attendait du jour qu'il nous délivre des réponses... On attendait des hommes qu'ils se donnent la main, se la serre et concluent enfin un accord mettant fin à leur stupide querelles. On attendait des femmes qu'elles nous aiment à nouveau. Lui passait dans les travées, rêveur et silencieux jusqu'au soir...

You don't have time for a generous lover.

Lui voulait précisément rendre les histoires d'amour possible. Il voulait qu'elles échappent au côté résiduel d'un temps saccagé. Il fallait parfois attendre longtemps avant que les premiers mots ne se forment dans sa bouche. Il pensait aux gens dont il se sentait si proche. A ces hommes et à ces femmes qui faisaient preuve de tant de courage, il voulait dire qu'il les aimait pour les risques qu'ils avaient pris, pour leur générosité et leur courage face à la brutalité des rythmes quotidiens.

Les tours resplendissaient. De longs cheveux bruns, blonds ou roux s'en échappaient pour venir pendre à portée de main. Les pans de terre poussiéreux peu à peu se réduisaient. Les parre-terres des pelouses se plaçaient lentement aux endroits où on les attendaient, où on avait prévu de les mettre. Des femmes en tailleur allaient et venaient dans le centre de la ville principale, dans les jardins de la Victoire. Elles étaient nos idoles, nos désirs vivants.

Les pays encore trop pauvres ne manquaient pas uniquement de ressources et d'argent, ils manquaient aussi de messages, d'énergie, des savoir-faire qui leur auraient permis de recevoir le meilleur d'eux-mêmes. De leur sol comme de leur air. De leur imagination.

L'imagination n'est qu'un moteur qui tourne à vide si on ne l'attelle pas à une tache concrète.

Il fallait l'arrimer à un rocher, lui trouver des points d'appui pour changer le monde ou une pierre à sculpter. Archimède... Quand les miroirs étaient devenus des armes et ne servaient pas uniquement à conduire les rayons du soleil. A lui donner les moyens d'éclairer sans être aveuglant. Mais nous étions hypnotisés par les distances critiques que vous imbriquiez dans nos destins séparés.

Vous ne les laissiez plus s'approcher. Réaliser les gestes simples qui sauvent. Le bouche à bouche et le massage cardiaque. Vous ne les laissiez plus s'enrichir.

Cette commotion permanente de l'hypnose, des perfusions optiques auxquelles nous étions censés nous accrocher. Nos rêves éveillés, électroluminescents, nous tenaient sur des rochers où nous étions coincés, comme sur autant de petits paradis artificiels dont il ne fallait surtout pas s'extraire, au risque de devoir affronter la réalité. Une réalité pour laquelle, selon tous les experts en charge de nos dossiers médicaux, nous n'étions plus faits.

Ce monde était réservé à des mécaniques faussement vidées du désir, seules habilités à y vivre pleinement, seules capables d'en soutenir la lumière et la complexité. Avant d'enfin atteindre l'autre rive, celle des désirs satisfaits, de l'accomplissement qui assouvissait y compris ce que nous avions rêvé."

Il me parla un peu de lui. Il se souvenait d'un voyage en Pologne, à Cracovie. Cet homme en noir qu'il avait croisé en arrivant sur le Wavel, le Palatin des rois, et le vol d'oiseaux qui l'avait entouré, avait fait le tour de la cour du château pour lui poser la rituelle question de la légende de ce roi, parti à Rome, avec l'argent du royaume qui devait servir à acheter une couronne joué en route. Par vengeance la sorcière les avaient transformés en pigeons cendrés et chaque fois qu'un nouveau arrivant, quelque soit son rang entrait dans cette cour mythique, ils venaient lui poser la question qui les délivreraient peut être de leur sort :

"M'as-tu ramené une couronne de Rome ?"

Un homme, finalement, était venu leur apporter la bonne nouvelle de la délivrance tant attendue. Il portait une longue robe blanche et il était comme tous les hommes de sa condition dans le monde en charge du poids des âmes, désireux de dialogue entre les différentes églises.

Lui avait pleuré un soir, pas si éloigné au moment où il avait senti cet immense esprit, responsable de tant de libérations, et parfois d'enferrements dans les anciennes républiques de la tradition, sur le plaisir et la vertu aux prises l'un avec l'autre, disparaître en lui, quitter la scène comme un gigantesque champs d'énergie soudain rompu. Il avait pleuré comme un gamin et il s'en était étonné lui-même, il s'était surpris de tendresse pour un homme si étrange qu'il nous avait comme laissé un chantier inachevé perclus de jougs renaissants. Cette déflagration dans le cœur des hommes résonnait comme une déchirure.

"Pour trouver cadre et mesure de tache à laquelle s'atteler, il fallait que je revienne. Pour reprise des affinités. Sur petite boule infradense. An de grâce nouvelle. Portrait réalisé avec des couleurs durables.

Albrecht, tu as du comprendre, au début de l'année 1500, ce je ressentais...

You're still my Brother, no matter what color..."




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