Les Hallucinations

Chapitre 1

Il ne faut pas réveiller un somnambule, ça peut le rendre méchant. Il ne faut surtout pas dire la vérité, c'est dangereux : le premier qui fait mine de bouger se carre aussi sec la réprobation générale du groupe, furieux d'être dérangé dans ses petites habitudes, ses tics, us et coutumes, dans la confusion joyeuse qu'il fait des priorités de l'existence. Celui qui passe à l'acte se met souvent l'univers à dos pour avoir simplement voulu dire tout haut ce qu'il fallait que tout le monde entende.

Semmelweiss a du lutter toute sa vie, seul contre tous, avec le seul soutien de sa femme, parce qu'il était médecin, et qu'il avait compris pourquoi les jeunes enfants mourraient si nombreux, notamment lors des accouchements. On lui a férocement fait regretter d'avoir voulu sauver des bébés que tout le monde dégommait si efficacement en les contaminant. Avoir raison avant tous les autres, ce n'est pas toujours un cadeau. C'est pas le genre de situation enviable, sans arête et dénoyautée, que tout le monde rêverait de vivre. En général, c'est casse-gueule de ne pas être tout à fait comme les autres de part ces contrées civilisées qui ont tant appris de leur longue histoire.

Les autres, ils ne nettoyaient pas les outils chirurgicaux dans ce qui était censé être des maternités. Ils infectaient les nourrissons avec les microbes qu'ils cultivaient et propageaient et ils envoyaient des faire-part de condoléances comme seul prix à payer de leur ignorance. Ils n'appréciaient pas vraiment qu'un jeune blanc-bec de médecin à peine diplômé, vienne leur enseigner qu'ils avaient tord de faire comme leurs professeurs leur avaient dit de faire, qu'il était dangereux pour la santé des petits de ne pas faire bouillir leurs instruments de torture préférés. Par dessus le marché, ils mettaient aussi la vie des mères en danger.

Rigoureusement inacceptable, impossible à assumer. Qu'est-ce qu'il vient faire ici ce petit toubib de merde ?
Interrogez-vous. Qu'est-ce qui est aujourd'hui rigoureusement inacceptable et qu'est-ce qui est inconsidérément octroyé, sans véritablement examen préalable, sans compréhension de ce que cela implique ?

Il ne faut pas dire ce qui cloche. C'est mal vu de remuer les choses qui blessent et ne font que blesser sans jamais être réellement corrigées, sans jamais être réellement traitées, nous qui traitons tant de choses pour notre plus grand bénéfice supposé. Nous n'avons jamais autant pratiqué d'interventions sur le réel, comme aiment dire ceux qui sont soit-disant en charge de notre bien être, et nous n'avons jamais aussi mal vécu.

Nous n'avons jamais été si malheureux.

Qu'est-ce qui cloche si largement pour qu'on ne puisse plus réellement se parler, pour que la hargne devienne une règle de comportement dans les villes. Pourquoi la mère de ma fille — je n'ose pas dire ma femme, ça pourrait mal être ressenti — s'enferme dans une tour d'ivoire où elle n'est plus en mesure de dire les premiers mots qui la sauverait. Et pourquoi suis-je devenu quelqu'un qui éprouve une étrange répugnance à les prononcer. Pourquoi ai-je reçu les vêtements de ma fille au visage ce matin, pourquoi Louise a t-elle passé la nuit ici, pourquoi avait-elle peur de sa maman, pourquoi le petit facho de service hurlait ce matin à travers le café du coin à tel point que personne ne pouvait discuter. Pourquoi avons-nous été gavés au rabatau de ses blagues rances, de ses fausses citations, et des énoncés de maths à deux balles dont il fait profiter la classe pour des factures d'eaux qui se vident et se remplissent pas bien à son goût. Il hurle encore plus fort, à tue-tête, comme s'il ne tolérait aucun manquement à la discipline qu'il cherche à mettre en place. Le patronne est bien embêtée. Elle vient de reprendre l'affaire. Il faut soigner la clientèle. Fidéliser le larron.

Ferrer l'esturgeon avant qu'il ne se replie.

C'est tout juste si les pages du journal que vous tentez désespérément de décrypter, ne vibrent pas. Les postillons de l'orateur national couvre le papier d'une espèce de motif léopard assez prenant. C'est que le Monsieur qui veut que les femmes restent à la maison à repasser et à se préparer au retour du mâle, que les étrangers croupissent dans leur taudis ou ne rachètent pas la Provence, que les travailleurs bossent dans leurs bureaux sans la ramener, que les malades crèvent suivant les pointillés sans trop faire de scandale parce que ça coûte cher, que la France et le franc sortent de l'Europe et de l'euro et que revienne le Moyen-Age était une période bien plus évoluée qu'on ne le pense généralement, le monsieur veut que les trains glissent sur les rails et que les vaches paissent dans les champs dans un bonheur humide trempé de rosée, car le monsieur est fleuriste. C'est un sensible, un amoureux des pistils fragiles qui répandent leur semence sacrée sur de frêles étamines qu'il faut soigner. Avant d'embrayer sur "la coulée noire" qui gangrène le 18ème.

J'ai poussé un ouf de soulagement en sortant. Tout allait bien. Même si le Parisien m'annonçait que ces salauds de Tchetchènes n'acceptaient toujours pas d'avoir été exterminés, et que j'allais devenir le roi de la terre, probablement vers la fin de l'après-midi. Puis il y a eu le trottoir, puis j'ai failli me faire écraser le body par une voiture, qui passait à fond pour pouvoir aller piler plus vite au prochain feu. Le type a juste eu le temps de me jeter un "connard!" bien senti, avant de slalomer entre deux mémés et une femme enceinte. Une des mémés s'est étranglé en voulant exprimer l'indicible joie qui l'étreignait, mais heureusement elle était trop faible pour que l'usager du volant ne puisse être importuné. Elle s'est quand même dépêché de regagner la rive en titubant, de peur qu'un collègue de Raïkkonen ne finisse le boulot....