Chapitre Premier


Au début était le sujet et le sujet était une toute petite chose ballottée sur les eaux du temps, perdue dans l'immensité noire de la nuit. Une toute petite trouée de lumière par laquelle entrait la parole de l'univers. En ce point, centre de névralgie, portail et attente rejointe de tous les pôles qui se fixaient, en ce lieu, le sens coulait.

Abondamment.

Les hommes s'enfonçaient toujours plus loin dans des abstractions grandissantes, dans la boue, dans cette fange mouvante qui recouvrait les terres, mais à cet endroit toutes choses humaines s'expliquaient, toutes contorsions s'évanouissaient, pour devoir réapparaître en une longue tresse entremêlée d'images et de sons. Le parcours de toutes vies qui couraient à même un sol piétiné, retourné, renouvelé. En ce lieu l'univers venait se ressourcer.

C'était une portée remplie, de la musique lovée au fond d'un cœur, un esprit immuable transmis à chaque homme et à chaque femme, comme un cadeau précieux qu'il faudrait apprendre à conserver.

La substance de choix précis faits pour retourner à la vie des hommes et s'y maintenir. A l'envie qu'ils pouvaient avoir de se réunir pour célébrer l'avènement d'une ère nouvelle ou pour trouver à l'intérieur la solution qu'ils portaient tous en eux.

Au début, il y avait quelques animaux, très peu de vie, à peine un souffle, une main sur laquelle étaient dessinés les contours mouvants de l'éternité. Une terre foulée par de tant de saints multipliés, crevassée, labourée de plaines arides, de sables brûlés, qu'elle en avait oublié son origine. Toute entière tendue dans la fuite. Les anciennes incantations s'étaient tues et on vivait hypnotisés par la soudaine accélération des mouvements ambiants.

Dans la haine et dans la violence qui s'étaient installées.

Une phrase coulait horizontalement, versée à l'âme en longues gorgées, mains apposées qui venaient prendre la chair et la délivrer, lui donner un cours nouveau, plus souple et plus limpide.

Un baiser.

Et toutes beautés confondues, toutes réserves amoindries, toutes forces disjointes, ramenaient à l'accomplissement, au désir de tracer des lignes claires. Un trait qui se poursuivait, courait le long du temps, comme un conducteur saturé d'électricité.

Un écran encore fluorescent grésillait. Des diodes électroluminescentes qui cuisaient une surface encore vierge.

Ici, la vie renaissait...

L'électricité est née de l'attirance. Elle est née du magnétisme, des bornes qui se touchent, se tiennent un moment l'une contre l'autre, et reprennent le cours sinueux de leur chemin à venir. Les animaux sont plus sensibles que nous à cette variation des influx terrestres...

Dans les dédales de Londres, une femme accrochait de la lumière à ses cheveux pour lier entre elles les idées qu'elle se faisait de la beauté. Mais chaque heure faisait taire les avancées de la vérité qui progressait en elle. Ce que Jeenah faisait chaque jour, elle le faisait au milieu du vacarme, de la fuite et du chaos installé comme un prix payé à nos manques, à nos faiblesses, et au terme qui venait systématiquement clore chaque nouveau pas. Chaque nouvelle action lui coûtait la perte d'un nouveau membre et elle flottait au vent, libre, dépenaillée, morose, salement mordue, affligée et consciente de la cruauté des hommes à qui pourtant ces choses échappaient.

De plus loin des profondeurs lui venaient les échos d'une enfance radieuse passée sur une île tropicale, entre les pieds de Benjouin, les songes, et les frangipaniers. Elle prolongeait leur souvenir comme un antidote, une réserve d'énergie et de joie à doucement répartir sur les journées qu'elle vivait dans la grande ville. Chaque soir elle se couchait, brûlée au dernier degré, les membres à vif, et chaque matin elle renaissait. Intégralement. Elle regroupait en elle ses pensées de la nuit, la sagesse profonde qui l'habitait et venait visiter ses rêves. C'étaient de sourdes empoignades entre une conscience forte des taches qui lui incomberaient dans la journée à venir, la volonté de ne pas se laisser submerger.

Cette cité, dans laquelle elle s'était fondue lentement était une matrice de transformation du monde. De partout affluaient les hommes et les idées qu'ils portaient. La nouveauté, un monde en pleine gestation, bousculait toutes les anciennes croyances, les anciennes certitudes, réinterprêtées et reconfigurées autant de liants d'un futur qui déjà s'avançait. Elle voulait faire de sa vie un pont entre des mondes opposés, toujours être le lien, l'intermédiaire d'une ancienne tradition d'hospitalité. Pour elle, les différences étaient avant tout les éléments compatibles d'une même chose, les deux faces d'un même objet.

Sa vie coulait en un flot indistinct dans son corps comme dans des constellations d'étoiles ramifiées. Elle ne voulait pas de la fatalité qui s'installait pour certains quand ils ne trouvaient pas ceux qui pouvaient les sauver de tant d'imprécisions, quand l'esprit s'effaçait et acceptait malgré lui de baisser les bras. Jeenah n'était pas prête à voir les choses sous cet angle. Elle était volontaire et sortait le samedi soir pour aller travailler à nouveau à Camden, quand son boulot officiel s'achevait. Elle n'était même pas sure de son propre nom. Elle ne voulait pas voir son amour se détacher d'elle comme de gros blocs translucides et aller buter contre les parois du récipient étroit où elle végétait. L'amour était une chose qu'elle s'était inventée pour elle-même et que sa vie avait progressivement fait entrer dans chacune des fibres qui la composaient. Elle en était un porte-étendard et cette profondeur outre-marine surnageait en elle à son insu. Elle ignorait les sentiments mitigés qui animaient les autres, et elle ne voulait pas en être un des éléments moteurs, rattrapée par la sollicitude d'une culture créole dont tout l'exotisme pouvait reposer sur des épaules aussi fragiles que les siennes.

La lente maturation de longs processus de création lui avait petit à petit donné cet aura dont elle ignorait le centre. La substance incarnée qui se promenait librement dans les rues anonymes de la ville, inconsciente et insouciante, à des milliers de kilomètres de toute espèce d'inquiétude, elle échappait à une réalité qui était essentielle aux yeux de ceux qui dominaient ces lieux. De fait, elle était protégée sans même en avoir conscience. Elle portait en somme quelque chose qui leur appartenait. Elle portait les clefs du paradis qu'ils cherchaient pour la plupart comme une simple lecture qu'elle n'avait qu'à faire en son for intérieur pour y trouver des réponses. Elles y étaient inscrites comme autant de passes et de sauf-conduits pratiques, mais elle ne se doutait pas de l'étendue et du poids du regard qui peu à peu venait se poser sur elle. Un œil noir ou bienveillant. Une froide sollicitude ou la pure merveille d'une fraternité intelligente et consciente dont elle partageait chaque jour et les centres d'intérêts et les enthousiasmes, les coups de cœur et les colères.

Elle venait d'un monde différent de celui qu'elle habitait. Ici, à Shepherd Bush, les magasins étaient constamment ouverts la nuit sur des vitrines remplies de petites paquets multicolores et de bouteilles de lait frais. Et sa joie et sa générosité pouvaient bien renaître quand elle croisaient ceux qui étaient originaires du même ailleurs qu'elle, l'essentiel, finalement, de ce qui composait cette ville, son degré d'extériorité et à ce qu'elle avait, pensait-elle, toujours été. La cité bénéficiait du bout des doigts et des dents de ce qui lui venait de différent, comme de tous ceux de son engeance. Elle refusait parfois de changer, ignorant alors, que ce qui la composait réellement, c'était cette aptitude à constamment se modifier. Ce permanent bouillonnement était l'essentiel de son activité. Une voix dans le monde, un point nodal, un centre nerveux du futur en train de naître. Et les arabes des épiceries l'accompagnaient dans la rue sur son passage. Ils connaissaient mieux qu'elle aurait pu l'imaginer, cette fille étrange qui détonait, alors que finalement, elle pouvait passer pour n'importe lequel des habitants, ou presque.

Elle savait qu'ailleurs existait un monde qui, pour les autres, n'existait pas. Elle sentait confusément la colère, la haine qui montait, les dents qui se découvraient, et elle voulait trouver en elle des ressources qui lui répondent par des actes de beauté, même chancelante. La beauté si forte d'une intime chaleur. La vision d'un lieu où revenir.

Une nouvelle histoire à vivre.

Elle refusait aussi cette attente infligée, cette déprédation ressentie comme une atteinte à ce qu'il y avait de plus précieux, de plus vivant en elle. Elle posait en face de chaque nouveau pas un pas ancien qui lui avait coûté des victoires fragiles : c'était sa foi, une croyance chevillée au corps en la bonté de ceux qui l'entouraient. Dans les chansons elle entendait que oui, à Paname, tout pouvait s'arranger... Qu'un arc en ciel pouvait illuminer le ciel juste après un orage noir. Elle croyait en la perceptivité de ceux de cette ville. Elle croyait, même si la justice lui apparaissait parfois comme une chose à constamment réinventer, en cette capacité des autres à entrevoir le mérite et la qualité des gens qu'elle accueillait.

Jeenah portait en elle un avenir qui n'était pas une autre manifestation du désordre ambiant, une version réactualisée de la vie et du bonheur de la vie, enfin comprise, enfin retenue dans un amarrage bancal qui l'attirait. Corde et corps entremêlés se rejoignaient au-dessus du vide pour parfaire l'intrusion du doute, de l'illusion devenue seule forme habitable de vie, et la parfaite construction qui étincelait au soleil. Elle rayonnait dans le noir. Elle rayonnait dans la lumière. Ce chemin était le sien et elle était nourrie de données si riches que chacun de ses membres en tremblait. Elle bougeait au rythme sourd de ses bases primitives d'où pouvait enfin s'échapper la colère et le stress pour laisser jour à la force qui désormais l'habitait.

Jeenah existait à cent pour cent et crachait la hargne et la haine qui lui tordaient les tripes, son ventre noué, perclus de douleurs enfouies, cette voix intérieure, erraillée, rauque, qui lui brisait l'échine et ramenait ses forces à un stade de désespoir ami où elles semblaient lui échapper. Elle se construisait en permanence dans ces couloirs qui semblaient nous intimer comme une pression, l'ordre implicite de ne jamais se sentir tout à fait bien, alors que, précisément, les choses pouvaient s'arranger parce qu'il était une nécessité stricte qu'elles s'arrangent. Elle était l'exact opposé, l'image inversée d'un négatif qu'elle venait leur accoler pour créer comme une harmonie, une balance renouvelée. Quand nous étions en divorce avec nous-même, elle qui était en parfait accord avec elle-même ; elle ne faisait que de souhaiter voir les autres accéder à cet équilibre nouveau.

Tant d'amour et tant de haine partout. Elle voulait sentir son amour renaître en elle. Elle voulait propager de l'espoir qui l'habitait et revendiquer son droit au respect, à la confiance, à la loyauté et à la tolérance. Mille voix lui parlaient de mort sous toutes sortes de prétextes et elle leur parlait de vie. Et surtout elle n'avait pas peur des tourmentes qui pouvaient nous venir. Elle savait depuis longtemps que tant qu'il y avait un espoir, une situation pouvait changer. Tout l'apprentissage de sa vie consistait à transformer la fatalité en providence et la providence en bonheur. Ce qui nous immunisait disparaissait quand la peur faisait ses grands lavages de printemps ou d'élections. Il nous fallait reprendre confiance et souffle en nous. Nous avions de grandes ressources, nous habitions au milieu de véritables trésors, croisant au fil de nos allers et retours de vrais chefs-d'œuvres. Les pierres précieuses de châteaux et de monuments. Les hommes et les femmes qui composaient ces contrées  lointaines constamment dénigrés, constamment critiqués, venues tenter leur chance étaient enfin en mesure de s'exprimer.

Pendant ce temps, des forêts brûlaient. Les hommes s'enferraient toujours plus profond dans leurs oppositions et différences, mais la terre se craquelait et les troupeaux cherchaient toujours plus loin de nouveaux points d'eau. Jusqu'à l'absence. Jusqu'au rien sans retour.

Et nous étions contaminés. Nous nous contaminions les uns les autres. Par esprits toujours plus poussés dans le sens d'une logique d'exclusion qui nous échappait, la terre s'empoisonnait. Le sol se mettait à regorger de produits toxiques. Les stocks s'accumulaient. Une forme d'essence qui évacuait l'existence de ceux qui s'y attachaient.

Un passif qui s'alourdissait.

Le contrôle quittait les mains des seules personnes qui pouvaient le défendre et leurs membres se tordaient, leurs bouches ne trouvaient pas les mots nécessaires. Elles se refermaient sur le vide d'un abandon. La remise en cause d'une harmonie bancale où l'on remettait à autrui la charge d'assumer ce qu'on était.

Dire que les repères s'effaçaient était presque une découverte rassurante. On accentuait les doses de morphine dans les membres amputés. Cœur et corps paraissaient pourtant avoir gardé leur intégrité. Mais cette société était morte et elle continuait à vivre sur les images qu'elle entretenait de son passé. Il était pourtant essentiel de garder vivant ce qu'elle avait de meilleur. Jeenah, elle, buvait à la source les éléments d'un futur dont tous pourrait se nourrir.

Les icônes sacrées paraissaient encore animées, peut-être même dotées de vie... Il fallait une décharge immense de compréhension et d'intelligence. Un immense retournement de l'idiotie. Ailleurs, autour de nous, les eaux étaient polluées, les rivières fumaient étrangement, les pluies acides bouffaient doucement les sapins et, chaque jour, les rats se disputaient pour un quignon de pain, un bout de saucisson, qui traînait. Ils tiraient chacun dans des directions opposées, gestes du cou et de la tête. Ils se déchiraient sans comprendre qu'ils avaient à s'aimer.

Mais il n'était plus question d'amour. Il était seulement question de puiser toujours un peu plus dans ce qui restait. Chaque jour, ils se remettaient à alimenter leurs haines corrosives, leurs ciels de traîne brouillés, leurs sillages défaits...

La trame finissait par affleurer...

La comédie sanglante reprenait le pas sur la raison. On était dans le noir, y compris, et surtout, dans la lumière RVB. Dans les franges luminescentes où se noyaient nos visages. Dans un sens du factice et de la propagande où la vérité tentait de surnager.

Pendant que les discussions étaient ajournées, le vent redoublait d'ardeur à travers les foules. Il grignotait à même la peau et les fibres de leur écorce, les arbres condamnés par ceux qui étaient censés les sauver et dont c'était le métier. Pompiers pyromanes comme si souvent...

Et nous, spectateurs, étions désormais incapables de retenir ces événements comme si, par voie de conséquence, nos esprits embrumés par de trop de ruminations stériles refusaient soudain d'obéir aux souhaits de notre désir. Notre mémoire s'effilochait quand les ordinateurs se souvenaient du moindre détail de nos gestes et décisions.

On versait lentement dans une sorte de vertige flamboyant dont rien ni personne ne semblait venir nous extraire, nous désengluer. Autour de nous dansaient des formes et des symboles changeants, des rires et des grimaces, des objets et des machines soit-disant intelligentes qui nous emprisonnaient insensiblement.

Leurs concerts d'images et de signaux sonores se perdaient en fausses caresses virtuelles et fausses vibrations animales, en fausse chaleur humaine. Elles venaient s'insinuer entre nous et ceux que nous aimions pour doucement prendre leur place. Un hôtel disparaissait. Un pont s'effondrait. Une femme se faisait exploser dans un mariage.

Et nous nous retrouvions alors seuls, enfermés dans des déserts aseptisés, des bulles hermétiques dont aucune preuve d'amour, même sincère, ne semblait nous permettre de sortir. Plus rien ne nous délivrait de nous mêmes et des culs-de-sac mentaux où nous étions enlisés.

Une conscience géante qui se trompait de but annihilait les autres à très large échelle. Tous les hommes et toutes les femmes intelligentes étaient consternés. Les solutions semblaient avoir été détournées...

Les outils arrivaient. Les idées se mettaient en place. Les esprits se parlaient et préparaient ce qu'ils avaient déjà accompli plusieurs fois au cours de leur histoire. Une énergie, encore indirectement sensible, courait à même la terre et le ciel. Un brasier, une compréhension pacifique, mais informées et sans concession. Elle voulait trouver l'homme qui saurait partager ses jours quand se levait le jour après de trop longues phases d'obscurité. Un homme, un animal était venu partager un moment avec elle.

Elle gisait en croix sur son lit, écartelée, les cuisses rougies de caresses trop appuyées, de presque coups de poings reçus comme des rafales de gifles. Jeenah se retirait, se rétractait dans une position de repli fœtal qui la faisait tourner dans la pièce comme une planète oubliée aux confins du système solaire. Cette relation l'oppressait mais elle savait bien qu'elle ne craquerait pas. Elle buvait sans réfléchir le bourdonnement qu'émettait un téléviseur dans l'appartement voisin. Malgré son malheur, elle souriait car elle s'enivrait encore davantage d'être vivante. Elle se sentait entière et saurait passer sur cette injustice. Elle se relevait d'un bond et hurlait un cri une seule fois mais terrible. Sa peine pouvait s'épancher et sa joie se découvrir à nouveau. Comme une possibilité de se tromper, rencontrer des hommes qui n'en valaient pas la peine, comme de savoir que celui qu'elle cherchait existait et qu'à cet instant il n'était peut être plus très loin.

Elle croyait aux miracles, elle croyait à la chance. Elle croyait presque au Père Noël. Cet esprit enfantin qui restait en elle lui permettait de déplacer n'importe quelle montagne. Elle était triste à l'idée des malheurs auxquels elle était confrontée, mais elle savait qu'ils inauguraient nécessairement des bonheurs plus grands, des instants enfin heureux qu'elle avait hâte de connaître.

Plus loin, la ville plongeait dans le vide. Elle disparaissait dans ses tours de passe-passe, et ses habitants étaient parfois emportés au loin longtemps avant de pouvoir revenir. On vivait alors dans des hôtels éloignés en attendant l'apaisement du courroux paternel. Puis un jour on s'apercevait que l'on se ressemblait et que l'on se manquait, et les fils prodiges rentraient à la maison après une fête mémorable dont on gardait la trace pour toujours. Les refrains parfois semblaient être trop loin. Trop d'endroits clignotaient. Trop de lieux qui demandaient à mastiquer leur petit quota de proies quotidiennes. Il fallait alors que s'établissent les nouvelles lois et les nouveaux usages. Trop de tapis verts, trop de mondes qui ne se comprenaient plus. Trop d'écrans que personne ne contrôlait. Trop de messages qui passaient inaperçus. C'était le lot de l'univers. Trop de mots dont on ne comprenait que trop tard la véritable signification, le sens caché, la vie qu'ils auraient pourtant permis de protéger, de sauver à temps. Son geste, sa pratique consistait à trouver un moyen de faire légèrement dévier cette logique pour donner un sens à cette ébullition permanente. Trouver des points d'ancrages. Essayer de peu à peu combattre ce qui combattait les hommes, les réduisait, leur faisait perdre leur dignité ou leur liberté. L'ignorance intervenait tant dans cette vague quotidienne de mauvaises nouvelles, et la bêtise. Elle s'était promis de lutter contre sa propre idiotie.

Les gestes et les croyances inscrites en eux les dirigeaient. Ils ne demandaient qu'à se déployer dans l'air, à l'extérieur, là où on les attendaient, partagés entre la fureur, l'angoisse et l'incrédulité... Puis les choses enfin se mettaient à l'endroit. On apurait les plaies. Les corps cicatrisaient. Les scarifications disparaissaient sous des tissus légers et doux. On rétablissait les communications.

Ceux qui décidaient des sorts ambiants rencontraient enfin ceux qui comprenaient ce qu'il fallait faire.

On vivait au milieu du tout et du rien, indifférenciés, accolés, sans vraie limite et il importait d'équilibrer ce qui devait l'être. Ils s'étaient trop longtemps passé des explications qui les auraient aidés, qui leur auraient peut-être permis d'évoluer, de rendre supportable l'insupportable qu'ils accumulaient chaque soir et la façon dont il venait à eux, sans explication, sans apparemment avoir de lien direct avec le reste. Un flou indifférencié de micro-événements dont certains dépassaient les autres en cruauté par l'esprit et la conscience qu'ils semblaient trahir.

La violence qui, chaque jour, débordait des écrans...

On crachait à l'atmosphère. On déversait son trop-plein de résidus dans des vannes étroites qui s'engluaient. Les mers enserraient des îles qui disparaissaient lentement, les glaciers se mettaient à bouger tous seuls, à fondre pour un rien, sur l'équivalent complet de pays. Et on restait à siroter nos boissons sucrées-salées dans le fond de bars ou d'agences qui nous abritaient du monde extérieur auquel il fallait surtout que nous ne pensions pas, et on s'imaginait pouvoir toujours vivre sans se poser les quelques questions minimales qui nous auraient pourtant permis de survivre. Prière de pas déranger. Un rendez-vous la semaine prochaine ? Impossible. Ces jours-ci, je suis occupé à disparaître...

C'était bien entendu inadmissible. Que l'on se fasse du mal au nom de cette conscience imparfaite des choses. En ce point et en ce lieu précis de l'univers, ville ouverte et fermée sur ses principes déraisonnables, sur son absence de raison et de capacité d'écoute pour les plus faibles. Ici comme ailleurs. Jeenah pleurait souvent sans savoir pourquoi mais elle comprenait que la joie lui était nécessaire, une joie de certitude, une joie qui s'appuie sur des raisons valables de se réjouir. Elle se posait parfois la question. Suis-je devenue trop sensible ? Ou pas assez. Il lui fallait trier ses sentiments pour que jaillisse la source claire de son âme. Elle déchiffrait un accord comme le retour des alliances conclues. Quand le monde devenait fou, il fallait relire les textes essentiels, consulter les sages, refaire les imposées. Et c'était là son rôle. Mais chacun poursuivait sa propre quête, avait ses propres intérêts, ses propres déformations intellectuelles. Elle rencontrait alors des gens extraordinaires, qu'elle estimait et qui parfois la rejetait sans qu'elle y voit une raison véritablement valable au regard de sa vie, de ses accomplissements. Elle était devenu le pendant négatif, le réceptacle absolu de la noirceur du monde, une noirceur qu'elle réduisait dans le creuset incandescent de sa volonté, jusqu'à en tirer un alliage brûlant d'or pur. Oui, elle attendait de rencontrer l'exact opposé de ce qu'elle était, pour enfin devenir ce qu'elle était vraiment.

Quand cet homme serait là, ils pourraient alors se joindre comme les ailes d'un papillon libre de sortir de sa chrysalide et de fusionner. Un univers attendait de s'abandonner dans un monde opposé. Une jonction, l'articulation dans le temps de ce qui nous venait. Que se répande en elle la promesse d'en former un troisième, entier et renouvelé, fruit de leur union. La paix était comme ce bébé qu'elle espérait. C'était un miracle qui pouvait se produire. Il se produisait ponctuellement, puis au sein des esprits qu'il sauvait. Elle le portait dans son corps sans que rien, pour l'instant, ne se soit produit. C'était l'apaisement de deux fureurs qui devait se faire.

Le monde se défaisait sans cesse et, chaque soir, une main experte venait se poser sur chacun des fils noués et lentement tirer chacune des épingles qui le faisait souffrir. Ce curieux maléfice du mal mis au monde qui s'arqueboutait pour mieux réduire ce qui était encore sain. Elle vivait en apnée, sachant que chaque bouffée lui permettrait d'aller plus loin et de rejoindre ce fameux monde inversé, ce monde masculin en guerre quelque part entre deux rangées de montagnes. Issu de la guerre des sexes comme de celle des hommes. Une mêlée dont naîtrait une identité qui puisse réaliser la parfaite cohésion de deux âmes. Le but caché, transcendantal, de deux vies.

Elle se mettait en danger si elle n'ajoutait un soupçon d'esprit à ses gestes, de réserve à sa foi. Elle évacuait son besoin de mieux se comprendre et d'avoir une meilleure connaissance de ce qui composait le corps dont elle était issue. Le parfait souvenir de l'enfance délaissé comme un ornement dont on vous dépossède. Mais le soleil radieux des origines, l'amour d'une mère aimante inonde en chaleur les sensations initiales.

Refusant de brûler l'antique sagesse des dieux ou exagérant la puissance des hommes, elle se retrouvait au même point : celui de sa propre destruction et de celle de son milieu si elle ne parvenait pas à endiguer les marées qui lui venaient et l'arrachaient à son quotidien. Et nous serions tous à ce point du réel à un moment donné qui nous serait repris. Une plaie ouverte, un champs de prières mal exaucées : c'était ça. Chaque mouvement allait aussi dans l'autre sens comme un paradoxe ouvert qui nous défigurait. Mais elle tenait bon entre deux moments de découragement. Elle résistait depuis si longtemps que se battre était devenu une seconde nature. Constant raidissements d'une nature duelle qui se reconstituait toujours. Qui aspirait à son propre dépassement.

Cette vision scindée de la vie n'était pas censée évacuer la nuance. Variety is the spice of life, le sel de la terre. Revenir à la nuance s'exprimait quand chacun transmettait des messages toujours plus nombreux, sans qu'aucune explication personnelle, jamais, ne vienne lui répondre.

Chaque chose s'adressait à tous et à personne. Et soudain l'éclaircissement, l'élargissement d'un champs de conscience. Un changement presque brutal qui ouvre les portes de la perception et offre en retour le contact tant attendu de la réponse du monde. Quand les dieux veulent vous punir, ils exaucent vos prières disait Karen. Enfin claire, enfin personnelle, la parole de ceux que l'on aime, talent et génie des autres qui parfois apparaissaient à la fenêtre, dans lesquels elle aimait à partager une compagnie. Elle rêvait d'autres manières de se parler et d'être ensemble et ces autres manières de se parler et d'être ensemble s'élaboraient à mesure qu'elle rêvait. Elle aimait la compagnie de ceux qui faisaient cette époque sous nos yeux. Le monde avait répondu. Le monde avait donné naissance à une autre forme que lui même, plus humaine, plus véritable, d'abondance et de foison. Richesse extrême d'une extrême profusion qui s'épanchait. Au véritable influx symbolique d'un parcours d'une exceptionnelle densité, ce poids extrême était léger pour qui était heureux et se levait chaque matin curieux de ceux qu'il pouvait espérer connaître et de leurs vérités. Dans l'afflux soudain, enfantin, de la curiosité, telle était prise au bonheur d'aimer. Le monde avait délégué ses ambassadeurs, ses portes-parole, ses artistes, ses philosophes, ses penseurs, ses hommes politiques, ses sportifs, ses scientifiques et Jeenah accueillait cette manne comme la félicité à laquelle son éducation, pourtant, ne la prédisposait — apparemment — pas.

Elle prenait ce temps de compréhension en matière préhensile qu'elle modelait pour forger entre ses mains la nouvelle entité des temps présents et à venir. Le geste de la métamorphose et l'esprit du Renouveau s'échafaudaient en elle. Elle retomberai brûlée par cet effort démiurgique, bannie, punie d'avoir dérobé ce feu et ne retrouverai sa forme humaine, vivante, simple, qu'en obtenant de ses frères et sœurs l'assentiment qu'elle avait toujours cherché. Elle ne reprendrait sa forme originelle qu'en restituant à ce monde ce qui lui venait de lui, elle lui retournant ce qu'il lui avait donné de lui, sa beauté inouïe, son génie phénoménal, harmonie et concert des hommes trouvant en eux des points d'unisson, une mutuelle compréhension, la chance de célébrer ensemble la source intarissable de joie qu'est la fraternité humaine quand elle se met à exister et vient se lover dans le cœur d'une femme, une félicité que toutes et tous peuvent partager avec elle, comme la lumière d'un astre qui revigorerait la terre puis se transformerait en un être humain, différent comme nous tous et semblable à tous les autres. Jeenah pose sa main sur sa poitrine. Elle sourit. Mon cœur est enfin empli. Sa sourde plainte s'est tue. Un calme nouveau désormais m'habite. J'ai été acceptée once par le monde et je n'ai pas besoin de plus. Je connais la réponse essentielle, celle de la forme de bonheur à laquelle j'aspirais. J'ai trouvé ce que je n'ai pas eu besoin de chercher. La violence de mon père s'est éteinte en moi. Les insouciances du début, l'incompréhension de la vie et les peines de la pression sont évanouies. Je peux enfin vous rendre ce qui vous appartient. Votre lumière, la beauté de ce que je vois et de ce qui m'a été donné au fil des années.

L'amour, pourtant, était encore présent dans ce monde. Plus que jamais. Elle l'attendait. La noirceur des sentiments qui partout éclatait en touches froides, indistinctes, en désirs incontrôlables, venait se briser contre des tempéraments et des esprits optimistes qui avaient su préserver ou ne pas ternir leur attrait pour les autres. La somme des bontés rencontrées l'emportait.

Le bricolage de l'univers s'achevait après n'avoir longtemps connu que des moments de répit plus ou moins longs qui permettaient à ceux qui en faisaient l'expérience d'apprendre de nouvelles choses, de forger de nouvelles qualités, de nouveaux repères qu'ils réussissaient tant bien que mal à constamment multiplier, renforçant la connaissance qui leur serait un jour nécessaire pour trouver les remèdes à employer. Au-delà des déserts qu'ils traversaient et des flashes obsédants qui les meurtrissaient, des retours gagnants dans l'atmosphère familière de leur ville paraissaient négociables.

Ceux-là se disaient que les lagons pourraient être renfloués comme des navires que l'on place en cales sèches pour qu'ils soient réparés par les meilleurs charpentiers et contre-maîtres. Chacun d'eux se posait une question taraudante : était-il trop tard pour sauver la planète ? Cette vieillerie de la fin du monde était-elle une manière exagérée de rendre compte de ce que l'on observait ? Les ours polaires se noyant. Qu'est-ce qui pouvait, devait suffisamment être changé pour que des résultats tangibles finissent par apparaître ?

Comme une image du bonheur venant remplacer les idées qu'on se faisait autrefois de la réussite. Dans le vide ambiant comme dans l'hyper-densité, trouver une raison de reprendre un flambeau tombé au sol, dans une nuit  de boutiques, un éclat de pierre friable rendu précieux de générosité chevillée au corps. La comédie de l'argent reposait de plus en plus sur des réflexes bénévoles.

Il se dématérialisait sans nous laisser d'autre manière de subsister. Il fallait bien que l'on invente de nouvelles façon de vivre, d'autres voies d'échange. Le commerce, lui, se déplaçait vers les sites internet. Elle était nostalgique des contacts qu'elle avait dans les magasins.

Et nous étions tout-puissants et nous ne le savions pas, même si ces pouvoirs s'arrêtaient là où commençait ceux des autres. Il nous fallait alors apprendre à modifier des attitudes qui excluraient autrui, sans pour autant effacer de sa vie le volontarisme et l'envie de réussir. Laisser libre cours à une ambition qui respecte les autres, quitte à faire preuve d'un instinct de champion désireux de laisser une trace solaire aux yeux de tous. Savoir alterner la modestie et le talent de donner le meilleur. Restreindre les forces chaotiques qui nous auraient empêché d'exercer notre métier d'homme. L'exigence de l'excellence comme une faculté de s'oublier au cœur même d'une réussite évidente.

Chaque jour se refaisait sans pouvoir se satisfaire de lui-même. Il ne reconnaissait à aucune tentative d'explication la force d'être durable. Il ne permettait à aucun repère d'approcher un sens qui soit satisfaisant. Il gommait sans cesse les traces de pureté, de beauté et d'amour si ces traces de pureté, de beauté et d'amour semblaient devoir trancher dans le vif du sujet. On se méfiait de ce qui aspirait à devenir pur.

Et pourtant cette pureté souhaitée était l'alliage d'une secrète alchimie qui nous sauvait et à laquelle on conviait ses frères et sœurs. Rompre l'absence concrète de réalité, les dérivatifs que nous traînions si complaisamment. Aller toujours plus loin dans des abstractions creuses. Perdus sans explication ni mise en perspective de ce que nous voyions. Ceux qui tendaient les pièges se croyaient à l'abri de leurs propres stratagèmes.

Ils ne l'étaient pas...

Mais ils faisaient comme les autres : ils essayaient de se convaincre qu'ils avaient raison. Sans jamais trouver les moyens de distinguer ce qu'ils ne comprenaient pas eux-mêmes.
 
Chacun de ces hommes était soumis aux pires épreuves. Il flottait dans sa tête et dans son esprit comme dans un mélange corrosif de sentiments flous et de visions amères qui le rongeaient. Elles le cuisaient aussi âprement qu'un acide. Une substance qui dissipait toutes les traces d'ingénuité et d'enfance enfouies en lui.

Ceux qui riaient étaient pris pour des fous. Quelque chose qui taraudait une absence obligatoire de substance.

Ceux qui pleuraient étaient fuis. On les craignait comme on craignait de croiser dans un miroir l'image trop claire de ses hantises.

Mais il était tellement bon, aux yeux des autres, de se sentir mal... Ce en quoi elle était un vivant démenti. Tellement bon de se déculpabiliser par un moyen ou un autre. Il y avait toutes sortes de ficelles. Tourner autour du monde en bateau, peindre des femmes nues, boire des hectolitres de vodka au bar du coin, toutes choses que lui ne faisait jamais. Elle était arrivé, Dieu sait comment, dans cette ville et elle prenait chaque jour un peu plus conscience de ses dimensions réelles. La valeur des hommes et des femmes à laquelle elle lui était pourtant si difficile d'accéder alors qu'il lui était si facile d'assister à ses mises en scène comme à ses moments de vérité, parfois factice.

Joshua n'était pas de ce monde. Pas tout à fait. Il venait ici comme n'ayant pas de nom. Il ignorait qu'il déplaçait avec lui une légende d'une profondeur invraisemblable. On l'avait fui comme si on craignait de changer les données d'un jeu que sa seule présence modifiait insensiblement chaque jour un peu plus.

Il remerciait le ciel de s'être à ce point soucié de lui, même s'il avait crevé de solitude, crevé du manque d'amour et vécu dans des conditions difficiles. Traversé les pires épreuves. Le rôle qu'on lui avait assigné était étrange. A la fois, magique, asséchant, inquiétant et ultra-gratifiant, celui d'un bonheur qu'on ne pouvait jamais réellement atteindre. On vivait quand on était comme lui dans une constante indécision des formes qui faisait que l'on atteignait jamais la terre promise de l'accomplissement. Mais il s'était toujours régénéré au contact du foisonnement bouillonnant de cette ville qui attirait tous les artistes, et curieusement, il avait souvent éprouvé la sensation d'être ravi de sa vie.

De rares ennemis, de vrais amis et la promesse d'un amour à venir. Il parvenait à assurer l'essentiel entre eux. Vivre de son espoir comme de l'amour qu'il réservait à celle qui viendrait, le polissant comme la chose la plus précieuse qu'il avait à offrir.

Ailleurs, rien ne venait jamais démentir la force brutale des lâches. Retranchés derrière leurs murs d'épaisseurs et leurs armes de pacotille, ils écumaient l'esprit de ceux qui s'avançaient nus en les réduisant aux limites de leurs corps. Ils croyaient pouvoir les emprisonner dans une matière à laquelle, pourtant, ils échappaient. Se fichant d'être fichés, ils agissaient selon les principes d'une ancienne sagesse... Fondant dans l'airain les règles que leur dictait leur intime conviction.

Ceux qui aimaient traversaient la mort comme on traverse le feu : rompre le pacte pour mieux le sceller. Ils renaissaient à eux-mêmes dans un ailleurs où la chaleur se prolongeait.

Au creux de la lumière comme au centre des flammes, ils brûlaient d'une  volonté intime de se fondre aux autres, d'un immense désir d'aimer leurs identiques et leurs différents. De plonger sans retenue dans l'invraisemblable compatibilité génétique, physique, émotionnelle, amoureuse, intellectuelle du genre humain.

Ceux là étaient sauvés.

Leur caractère les immunisait face aux maux qui couraient à même la terre et venaient parfois du ciel. Opportunistes ou endémiques les dangers déformaient tout ce à quoi nous tenions. Mais nous avions appris à vivre en présence de ces menaces. Notre détermination ne s'accommodait que rarement des milliers d'écueils au milieu desquels nous naviguions depuis si longtemps. Ils venaient à nous sans avoir besoin de viatique ou d'autorisation.

Ceux-là traversaient le feu comme on traverse la mort... Comme les marcheurs de Cavadis en Inde...


Deux
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