Chapitre Deuxième

Je cherchais Joshua depuis longtemps...

Je voulais le rencontrer depuis des années. Et soudain, j'ai réalisé que la quête venait de prendre fin. L'homme qui venait, lui le premier, celui qui s'avançait vers moi en cet instant précis, je le pistais, oui, depuis des siècles... Tant de textes lus, tant d'énigmes résolues, tant de kilomètres faits pour venir converger en ce point exact. Je savais qu'il était la réponse possible à nos problèmes, un propagateur involontaire de sens, je n'osais en dire plus.

Joshua avait cherché la réponse dans un mouvement qui s'accélérait. Il parcourait les créneaux et les clivages du monde comme une écume _de dentelles, celle des épouses et des maîtresses, celle des sorcières et des fées, des courtisanes et de nos ennemies préférées. Il aimait les femmes mais il souffrait d'une timidité paralysante, cherchant à leur prouver sa valeur comme à leur témoigner l'excès de tendresse qu'il trimballait en lui.
Sans cette douceur vulnérable, rien qui ne puisse atténuer la rigueur de l'approximation des choses et des gens. La mise en ordre du désordre.

Rien de l'amour et de la manière de le pratiquer, rien des moyens de faire accéder ceux que l'on aime au bonheur des sens, du corps et de l'esprit par l'explosion régénératrice du cœur ne lui était étranger. Et pourtant il payait encore le fait de n'avoir pas triché.

Il avait inventé les anti-retrovirus des années auparavant, dans un éclair fulgurant de lucidité. Cette victoire lui avait coûté la perte de son origine et du passé de sa famille comme des explications qui s'étaient éclipsées avec elle.

Le monde, soudain, était devenu mouvant et sans véritable limite.

Inconfort véritable de l'absence de cadre, comme pour beaucoup d'entre nous en cet instant précis. Absence de reconnaissance, comme d'amour ou d'argent, toutes choses considérées comme fondamentales par ces temps flirtant entre superficialité, absence d'œuvre durable ayant une prise sur le décor, et ce matérialisme qu'on nous agitait sous le nez en permanence, comme pour mieux nous en faire ressentir les parfums.

Je l'ai croisé à cet instant précis. Joshua, petite planète infra-dense au corps d'homme. Tout ce que j'ai pu faire a été de lui sourire. Il m'a dit plus tard que beaucoup crachaient par terre. Cela arrivait, parfois. Entre incompréhension et anathème. Mauvaise connaissance des fruits amers de la culpabilisation qui taraudaient son amour propre et faisaient presque de lui, victime au départ, un bourreau. Mal s'aimer, et mal se comprendre l'avaient conduit à approfondir ses recherches sans s'appesantir sur ses victoires, si nombreuses qu'elles faisaient de lui un phénomène, un mythe vivant, inconscient de ce fait, ce qui le fragilisait, et parfois le faisait entrer dans la spirale du danger, les réponses que l'on attendait de lui devant nécessairement coïncider avec les projections des autres.

Mais lui gardait son intégrité.

Entre les milliers de traits qui l'avaient transpercé et les centaines de coups-bas qui l'avaient parfois mis à genoux, je choisissais de l'aider, de croire en lui pour compenser son estime de soi défaillante. Lui-même s'était nécessairement protégé, innocent qu'il était de tant de suppositions gratuites, en conviant le maximum de témoins dans ces tunnels.

S'appuyant sur les stars comme sur les simples gens qu'il aimait d'un même amour, il avait gagné son sortilège magique, l'invisibilité, comme une prétendu insignifiance qui n'était le commun de personne, mais qu'il pouvait affecter de vivre dans sa situation. Il avait alors été sauvé après avoir été décrété à tord ennemi d'état.

Un chat tombant d'une tour et réussissant à atterrir sur ses quatre pattes...

Il s'était simplement assigné une charge d'authenticité qui l'amenait à braver n'importe quel danger, mais il entendait pourtant les phrases magiques qu'il chuchotait à l'oreille de ceux qui savaient. Le respect des guidées comme de l'inspiration des pilotes. La conscience des limites qu'il apprenait difficilement comme la volonté de lutter quelles qu'en soient les difficultés.

Rien de ce qui se produisait dans la fusion des êtres n'était à priori mauvais si l'amour qui devait s'exprimer de cette manière était récompensé par la sincérité des mots et des gestes. Un mystère insondable poussait lentement les amants les uns vers les autres.

Lui voyait une ancienne maison qu'il avait fallu quitter. La tendresse et la passion ardente étaient compatibles. Il pourrait s'en souvenir, agencer ces liens étranges entre les pierres émergées de son passé. Un passé dont il s'était défait quand bien même l'enfance gardait sa place en lui. Ils pouvaient faire bon ménage dans des charpentes même encore non dessinées, des phases imprévues de la construction à venir.

Il disparut au coin de la rue. Comme si de rien n'était. Joshua...

J'étais encore étonné que ce soit possible... comme si cette simple disponibilité était l'expression d'une schizophrénie. Mais il parlait et il échangeait avec tous ceux qu'il rencontrait. Les contacts et les échanges avec les figures du jeu international ne reposaient pas sur les mêmes critères quand bien même lui les pratiquait.

Je pouvais encore me représenter ce que je venais de vivre. Première rencontre avec celui qui mobilisait ma vie depuis plusieurs années. Presque rêvée et tellement irréelle, tant lui vivait dans une extrême richesse symbolique, une profusion d'amour ineffaçable.

Face au monde du mensonge et des apparences fictives, face aux faux-semblants des effets spéciaux et des tricheries visuelles ou psychologiques, nous allions tous les deux vers la clarté des sentiments et des sensations, vers le dévoilement progressif des esprits sans peur du regard des principes les plus hauts de l'univers auxquels nous aspirions nous-mêmes et avec lesquels nous pouvions désormais dialoguer. Une complexion chanceuse de la vie. Fatalité contre providence à qui l'on donne la possibilité d'exister.

Je voulais me persuader que je n'avais aucune espèce d'ambition et pourtant ce qui se passait là était géant, tellement disproportionné. On lui prêtait des sentiments de mauvaise qualité comme si sa condition avait une incidence sur son caractère, mais il était toujours étonné de les voir énoncés. C'était devenu une forme de jeu, le plaisir de faire mentir sa prétendue médiocrité dans le regard des autres. Il ressentait les urgences et se contentait d'y répondre, point par point.

L'heure était au compromis et aux accords, à la musique, aux feux d'artifices. On verrait plus tard pour la gestion du quotidien, tout s'étageant idéalement parfois quand les hommes étaient placés là où ils avaient à l'être. Comme cherchant également à transférer leurs pouvoirs entre des mains féminines, des idées rondes et des contours souples qui nous rassureraient sur leur prise en compte du destin de chacun.

Lui cherchait et trouvait de nouvelles cachettes au cœur même de l'exposition générale, derrière les toiles, les tentures et les tissus, au sein de l'abondance des hommes et des femmes qui les entouraient, dans les paradis imaginaires ou réels qu'il créait. Il préférait éprouver la résistance des corps, le poids des membres, la douceur de la peau, la caresse des cheveux sur ses épaules, le baiser des lèvres sur ses paupières, le plaisir des mots chuchotés, le frôlement des regards suivant leurs courbes dans la lumière, ou les cherchant dans l'ombre...

Celles-ci les rendaient doucement à leur plus proche intimité et recréaient autour d'elles la liberté d'un sens caché, le particulier hors-d'atteinte de leur esprit. Un monde où refluaient les tabous du moment que l'intelligence qui s'exprimait, proche et lointaine du cœur et de l'apprentissage du respect des autres, ne s'épuisait jamais.

Allant et venant, glissant entre paradoxes et contradictions, ils finissaient par atteindre leur propre vérité. Celle qui parfois leur avait été cachée. Les secrets de famille qu'on lui avait tus. Les ressacs de l'Histoire où les destins individuels avaient été violemment secoués.

Nous avions toujours été, de tous temps, et de toutes religions, les gendarmes et les voleurs d'un amour où l'homme, perdu et se retrouvant, sentait confusément le besoin d'être à présent plus philosophes de l'amour que religieux de la haine afin de soient respectées toutes les énergies spirituelles, et simplement humaines, dont le monde avait besoin.

A ce que certains dogmes absolus semblaient imposer, lui préférait le proposer à l'essai, comme les options de formes souples qui soient négociables. Une relecture salvatrice. Il savait qu'une philosophie des lumières existait quelles qu'en soient les origines, dans toutes les lectures comme dans tous les livres absolus ou pas, le dialogue qui s'établissait recelait en lui une part importante des sens auxquels on pouvait accéder.

Il cachait en lui de lourds secrets qui n'avaient plus d'importance à ses yeux, et il ne se souciait plus de partager l'intimité de ses pensées sans s'intéresser aux mauvais souvenirs que d'autres avaient implantés en lui.

Et chaque trace de liberté faisait aboutir, en lieu et place des anciennes prédispositions de l'enfance, aux chemins qui menaient aux multiples clefs du mystère. Sentiers qu'il n'éprouvait plus le besoin de fréquenter, ayant suffisamment souffert de ses particularismes et de sa foutue originalité.

Il assumait désormais qui il était et se tournait vers sa vie à venir, riche d'un caractère étonnant. Et il ajoutait à chaque fois, "comme pour nous tous".

Comme une indétermination des signes qui en inversait la polarité, un peu plus de compréhension pour des détails qui, d'habitude, lui échappaient si largement. Je commençais à mieux le connaitre. Discutant avec une voix et un esprit libre que je sentais chaque jour un peu plus aguerri. Ses réflexions s'aiguisaient. Je pouvais lire ses textes, accéder à ses préoccupations. Comprendre les raisons pour lesquelles elles étaient si importantes à ses yeux. Il possédait un blog sur lequel il parlait rarement, une fois par mois, mais pour dire des choses essentielles. Il sentait qu'il avait acquis une nouvelle dimension, et qu'il était dans les problématiques qu'il lui était nécessaire de connaître.

J'ai failli lui courir après, mais j'ai préféré attendre. Demain peut être, j'aurais une chance de le rencontrer dans un endroit où je pourrai lui parler et me présenter.

Ce qui me fascinait chez lui, c'est qu'il avait basculé de la candeur du meilleur des mondes possibles et des lieux où il végétait petitement, pour toucher à ce retournement qui inaugurait sa vie à venir. Une rationalité nouvelle qui sauvait la précision des impressions fugaces qu'il ressentait. Celles, enfin maîtrisées, des membres de la communauté humaine, sa terre de rattachement...

Son sens du pompeux, sa beauté stridente, comme sa misère poignante.
Il ployait sous les injonctions et les demandes qui le criblaient et il aurait tout aussi bien pu se sentir écrasé au fond d'un puits traumatique, d'un chemin creux dont il aurait pu tout aussi bien ne jamais ressortir. Il saisissait soudain l'agacement muet, la force immense, la largeur des épaules qui le surplombaient et se penchaient sur lui pour avoir encaissé tant de coups à sa place.

Il remerciait cette patience des mouvements du monde, la lente mécanique dont il sentait les rouages bouger en lui comme au dehors.

Il en était heureux.

La première impression, et il l'avait forcément ressenti, avait été l'étonnement et une immense sensation d'incrédulité. Il avait soudain été fasciné par l'intelligence profonde des relations de nécessité qui s'établissaient. Je le tenais d'un texte qu'il avait écrit en janvier. Joshua rêvait de relancer l'économie en faisant une plus large place à la culture et aux artistes quand bien même les deux choses étaient apparemment incompatibles.

Il s'était senti traversé d'une gratitude et d'un respect sans nom, un sentiment d'une intensité si douloureuse, si taraudante qu'elle l'envahissait tout entier, venant se mêler à ses dons pour l'optimisme, une lente intrusion du doute comme la récompense d'une fierté flottante.
Au point qu'il s'était senti mortifié à l'idée d'avoir pu vivre un seul jour sans comprendre ce rapport de nécessité et son désir de voir les femmes prendre les rênes de leur vie et de la société. Afin d'entrer en amitié avec cette conscience renouvelée. Auparavant, cette beauté avait constamment été évacuée. Comme un surplus inutile, quelque chose de dangereux parce que mal connu ou mal compris. Un élément qui avait été menaçant parce que des termes personnels étaient accolés à des intentions vagues.

Jeenah était passée aussitôt après, sur le même trottoir, mais je ne l'avais pas vue. Elle était dans son sillage, mais elle et lui ignoraient tous deux qu'ils se rencontreraient, même s'ils savaient intuitivement qu'ils étaient faits l'un pour l'autre, et qu'ils vivaient quelque part dans des endroits séparés dont ils faudrait qu'ils s'échappent.

On fuyait résolument, chaque fois qu'on les croisait, toutes les manifestations des choses qui paraissaient devoir être évitées, empêchées, ou tues. Ce temps qui filait, ces occasions de plus en plus restreintes.

La crispation de tous ces esprits architecturés, véritablement structurés, mais compassés, craintifs, qui avaient à avoir, à craindre sans cesse, à calculer, à aboyer ou à miauler, à mordre ou à faire semblant d'embrasser, cachant leurs états d'âme véritables, était générale et parfois contagieuse.
Elle faisait peine à voir.

Il était temps que la Paix nous vienne et pour cela il faudrait la recevoir sans soucis de victoire, mais simplement avec une immense tristesse de tout ce négatif qui avait rendu possible et peut être un immense espoir à l'idée de ce qui devenait possible pour les hommes enfin rendus à leurs vies dans un sentiment d'abondance et de réussite à venir.

Elle appelait une prise de conscience nouvelle, un dialogue plus lumineux, mais comment dialoguer avec tant de gens ? En les rendant témoins de rencontres deux à deux, peut être. Il ne s'était jamais posé cette question. D'autant plus qu'elle pouvait éclore dans des formes d'indifférence involontaires et l'embarras du choix face à une extrême densité. Les propositions étaient si nombreuses qu'elles nous réjouissaient de la créativité des autres et nous rendaient le sens d'une beauté cachée, mais elle nous laissaient également tristes de ne pouvoir mieux nous mouvoir pour les embrasser toutes. Toutes les prendre dans nos bras.

Les ruptures et les remises en cause, les acquis perdus et les prises de bénéfices précaires, aussitôt réinvesties, retiraient parfois le peu de richesse de la substance des bâtiments, mais on savait qu'ici, autour de nous, s'élaborait pendant ce temps là, l'œuvre d'une nouvelle ère et la confiance de ceux qui y travaillaient face aux craintes de ceux que l'avenir effrayait.

Comme une perte de substance à force de passer par des formes d'échanges virtuelles. La réponse ne pouvait qu'être humaine. Ce qu'il était le premier humain à être, un homme universel, un homme à l'échelle du monde, était peut-être la clé de ce qu'ils cherchaient tous. Une possibilité de dialogue à l'échelle d'une planète que leur technologie leur permettait désormais de rencontrer pour lui parler. Mais on ne parlait pas à une planète.

On parlait à des individus dont les milliards de sensibilités étaient toutes originales et rigoureusement uniques. Nous avions tous été des bébés. Nous avions tous été à un moment ou à un autre les destinataires de ce qui s'adressait à chacun. Et parfois ces messages s'individualisaient et on se rendait soudain compte qu'un message planétaire vous était directement destiné.

You've got mail !

Il n'y avait pas de raison valable à voir jetés, comme d'inutiles surplus, le meilleur de ce qui restait parfois ignoré. On m'avait dit qu'il habitait une grande ville, une ville avec un phare... Un port peut être, ou Paris où la tour Eiffel projetait sa lumière au loin et scintillait toutes les nuits. J'avais pris l'avion, malgré les mensonges, malgré les mises en garde. "Petit lapin, ne vas pas à Paris..."

J'étais arrivé à Charles De Gaulle et le ciel s'était directement écroulé sur moi. Un terminal qui s'effondrait au moment où je passais. Je me suis retrouvé droit dans mes bottes, le corps et la tête étant passés à travers une fenêtre qui avait explosé avant de toucher terre. J'ai pensé au ridicule de la situation, un film de Buster Keaton, en pire. L'extrême fragilité de ce à quoi tiennent parfois nos destins avant que nous ne les consolidions. Debout et sourd au milieu des gravas sans une égratignure. Il y avait dans cette ville un ange qui veillait sur moi. J'ai quitté l'aéroport couvert de poussière dans les sièges de cuir noir du taxi qui m'amenait à Montmartre. Les policiers ne m'ont pas gardé longtemps. Il ont compris que j'aurais besoin d'une bonne douche et d'un double whisky.

Nous étions tous un peu chamboulés par le vitesse exponentielle des changements. Or, il s'agissait de transmettre une part de la réalité qu'il faudrait améliorer, car elles ne voyaient pas toujours d'où venait leur richesse. Une richesse qui ne pouvait exister dans un monde privé de l'étincelle initiale d'un attrait plus grand pour autrui, d'une curiosité absolue pour les autres, et d'un rattachement physique. Sans contact avec la matière aucun virtuel qui ne se prolonge très longtemps. Cette ligne de délimitation, déjà ouverte, déjà présente, était une ruine tendue à ce qui subsistait depuis si longtemps. Aux efforts, à l'intelligence...

A la prolongation de la vie.

Il fallait lui trouver un prolongement dans la pleine clarté, réinventer sans cesse sans rejeter l'existant. Lui était là pour ça, l'homme que j'avais passé cinq ans à chercher et cinq secondes à croiser.

J'étais venu spécialement pour le faire. Parce qu'il avait besoin d'aide. Tant ce qu'il développait était neuf et finalement encore inadapté aux besoins actuels. Pourtant il savait qu'il répondait à des nécessités à venir. Il avait lentement senti cette présence émerger en lui. Une longue maturation avait amorcé en lui des réflexions qu'il pouvait à présent visiter comme autant de lignes claires qui ciselaient une pensée dont il préférait toujours se méfier si elle n'était pas confirmée par les véritables génies de son époque. Chaque jour se passait dans cette ambiance. Constamment les rencontrer, tenir table ouverte, et écouter ce qu'il avaient à dire. Il n'était jamais déçu. Chacun apportait une pierre de l'ensemble si complexe qu'il nourrissait en lui.

Il avait réinventé d'anciennes pratiques, comme les salons de rencontre, mais il hésitait à faire parler une nature qui le conduisait à voir autrement ce que la plupart voyaient d'une manière précise, et parfois figée. Une étrange ressemblance me liait à celui que je cherchais. Cette disposition des choses m'avait souvent mis dans l'embarras. Parfois elle m'avait même amené à me heurter à l'autorité qui cherchait, secrètement ou pas, à guider nos pas.

Menacé et mis à l'épreuve, lui s'était alors battu comme une bête affolée. S'il y avait eu des armes autour de lui il aurait peut-être stupidement pris les armes, il en aurait peut-être appris le maniement. Mais il fallait plus de force et de courage pour domestiquer sa rage que pour laisser parler sa sauvagerie.

Peu à peu, il avait réalisé l'énormité de ce qui le faisait souffrir et compris que cette recherche émotionnelle n'était qu'une manière de combler la peine qui l'habitait. Un moyen rapide, parfois dangereux pour lui-même... Et pourtant un étrange soulagement l'envahissait à mesure qu'il approchait de son but.

Tous ceux qui comptaient sur lui étaient les meilleurs jalons, les meilleures passerelles vers la vie qu'il était en droit de connaître... Il fallait renoncer à la violence facile des réponses irréfléchies. Apprendre à vivre, se déprendre de sa colère d'homme blessé. Il était maintenant nécessaire d'inventer un art de vivre dans un monde qui avait changé et demandait de nouvelles manières de se comporter, même s'il avait fallu passer, pour cela, par une période dure afin d'atteindre cet "objectif" si précieux et si nécessaire. Il avait nécessairement de l'avance sur beaucoup ne cherchant pas un reflet virtuel hi-tech mais l'homme, la source réelle de ce hasard alimenté de millions de contacts. Sa vie ayant entièrement été placée dans une avant-garde permanente.

Je connaissais un peu l'histoire de l'homme que je cherchais, mais comme la plupart des gens qui croyaient le connaître, j'ignorais quasiment tout de lui.

Chaque fois qu'il avait été rebelle, l'univers s'était montré violent avec lui. Il s'était alors heurté à des volontés qui, en regard, s'étaient souvent rigidifiées, des murs qui s'étaient matérialisés et l'avaient alors emprisonné. La solitude et la souffrance avaient fait place à la douleur.

Mais tambouriner contre la porte n'était d'aucune utilité si on n'était pas prêt à parler. Il était surtout prêt à transmettre la chaleur comme un alliage devient conducteur d'électricité et à donner toutes leurs chances aux autres, chaque fois qu'il le pourrait.

Au froid, à la rigueur, au désagréments, au désenchantement, au désamour, à la désagrégation, il opposait la chaleur, le plaisir, l'enchantement, l'amour et la reconstruction de ce que les hommes savaient si efficacement détruire parfois. Il hurlait intérieurement quand il constatait combien les accords qu'ils passaient entre eux étaient parfois fragiles, tant les paroles s'envolaient quand elles reposaient sur des esprits volatiles. Tout ce qui se puisait quelque part se recrachait ailleurs, comme autant de galets ronds et sordides si nous ne savions pas y mettre un terme de construction durable.

Leurs gosiers écœurés vomissaient alors leur charge de bile en s'étranglant. On allait puiser dans le vide ambiant une force inconnue qui évacuait un bouillon amer de plaies puantes. Elles arrachaient à ces hommes leur espoir et les qualités qu'ils s'étaient construites. Les éloignaient de l'essentiel, de l'harmonie qu'ils pouvaient souhaiter connaître. Il fallait alors tout reprendre, dresser les tables, remplir les verres, quand bien même il n'y avait jamais de limites dans les approximations financières virtuelles. Les mathématiques avaient trop d'importance. Les comptables dirigeaient la planète et leur épine dorsale intellectuelle laissait parfois à désirer. Jeenah vivait cette situation comme tous ceux de son espèce. Elle cherchait à faire entendre leur voix. A faire triompher la raison et le cœur. Prendre soin des femmes et des enfants.

On bavait de trop d'images violentes et de trop de compte-rendus laconiques. Et ces transports violents finissaient insensiblement dans une violence diffuse qu'elle souhaitait voir refluer. Il lui fallait faire taire cette impression. Lui permettre de vivre ailleurs que dans les endroits où l'on se trouvait, transformer le silence en un bien durable et se sentir étrangement conforté par le désir que l'on pouvait éprouver vis-à-vis des autres. Joshua avait des yeux verts dans lesquels on pouvait se plonger.

Elle ignorait que de ses yeux noirs, profonds, elle contemplait déjà la même réalité que lui. Qu'une même unité déjà les réunissait sans qu'ils sachent bien sur quelles bases elle reposait.

Leur générosité, leur gentillesse, leur don envers ceux qui les entouraient, constamment battu en brèche et toujours, pourtant, régénéré, issu à nouveau du néant, et des formes saturées où il végétait et où on pouvait le croire définitivement submergé pour ensuite, et à jamais, abandonner toute forme de désespoir, sentiment quasi-impossible désormais face à l'extrême variété des richesses humaines et de leur générosité inouïe.

La barbarie, pourtant, était en pleine recherche de vitesse et elle venait parfois s'adjoindre à des formes de sophistication nouvelles, si intenses et si sensibles qu'elles semblaient devoir survivre malgré les étranges paradoxes sur lesquels elle reposait. Ce qui s'installait était le chantage, le culot des nouveaux prédateurs occupés à opprimer et à contempler les effets de leur vacuité d'âme. Les manipulations parfois grossières des nouveaux maîtres auraient été risibles si elle n'avaient pas l'efficacité qu'elles cherchaient à atteindre. Et pourtant dans chaque cœur, même au seing des plus noirs, pouvaient briller une lumière capable à elle seule de sauver le monde.

Lui cherchait à raviver cet éclat chez ceux dont il sentait le peu de prise, malgré leurs tentatives, sur le contexte global. Il s'était fait une spécialité d'influer dans le bon sens, quand bien même il savait à quel point certaines situations et destins individuels pouvaient se retourner comme des peaux qui s'inversaient. A simple twist of fate...

Seuls les forts qui aiment sont forts. Les autres sont en sursis dans leurs tours d'ivoire ou d'acier. Au moment où les esprits déployaient doucement des trésors infinis.

La vision du futur semblait devoir tomber de haut, pierres, sang, et chairs mêlées. Elle se défaisait dans des plans d'aménagement sectoriels, dans le développement d'économies d'échelles post-industrielles qui vidaient les choses de leur substance, les réduisaient à la taille d'une planète que chacun pouvait grignoter machinalement, tous les matins, au réveil, avec le sentiment confondant d'en être constamment dépossédé. Jeenah se nourrissait des rumeurs du monde et Joshua se laissait constamment envahir lui aussi, humait ces tendances comme des parfums ou des extraits, pour révéler aux hommes les réalités nouvelles qu'ils ignoraient.

Or cette vision augmentait, se transmettait doucement des uns aux autres.

Elle n'avait pas la noirceur qu'on lui prêtait. Il fallait juste apprendre à en comprendre et à en parler le langage sans perdre le sien. Joshua était un être optimiste, indéfectiblement optimiste. Il savait que tous les problèmes appellent leurs solutions et que si un problème n'en a pas, c'est simplement parce qu'on n'a pas bien cherché. Il trouvait à la manière de Picasso sans chercher. Les éléments de réponses venaient à lui naturellement dans cette façon qu'il avait de s'approcher du cœur des problématiques. Il était amoureux de la vie sans pouvoir pourtant dire s'il aimait quelqu'un en particulier. Il aimait le genre humain et il n'était pas pressé de rencontrer celle qui serait l'élue de son cœur. Il savait que d'une certaine manière, ils vivaient déjà ensemble.

Il l'aimait dans le particulier étrange d'une intime absence sans violence et avec une bienveillance confiante. Elle pouvait se démultiplier, devenir blanche ou noire, ses yeux ouverts ou bridés, sa cambrure parfaite ou pas, ses cheveux souvent longs et noirs ou blonds attachés en queue de cheval sans qu'il y accorde une importance centrale. Il aimait au milieu du chaos comme de l'harmonie puissamment retrouvée pour quelques heures et à laquelle on voulait croire comme il fallait croire à nos ennemis pour qu'ils se transforment en ces amis de longue date que l'on a connus de toute éternité.

Tout glissait. Il avançait au droit de la cadence mécanique des rythmes, et de l'inhumanité des fraudeurs, perdus sur les highways, avec leurs reniflements insatiables de fric, rangés dans leurs attachés cases qui taraudaient l'énergie commune dépensée. On buvait de l'eau déminéralisée avec l'envie de se ressourcer dans ce flot vital. Il fallait y boire comme à la source un perpétuel bain de jouvence qui pouvait tout aussi bien se transformer l'instant d'après en un poison amer.

On buvait pour croire, en longues gorgées avides et goulues. Seuls alors de nos réveils et de nos attitudes les plus justes subsistaient les plus sincères qui pouvaient être à même de sécréter les antidotes censées nous délivrer de ces appréhensions, et des sentiments distingués que nous étions censés éprouver.

Peu à peu émergeait un calme idéal. Peu à peu revenait le sentiment du bien-être, le courage et le souci de ceux qui vivaient à l'extérieur de nos bulles communicantes. Trouver la faille, le centre excentré par lequel faire passer l'étrangeté d'une altérité à laquelle on a pas à accepter de croire, voulant totalement s'y abandonner, disparaître enfin pour être enfin régénéré, totalement régénéré. Je t'aime : tu dissous en moi, tu évacue tout ce qui me fait souffrir, tu crée en moi de formes de vie inattendues, une existence que je ne soupçonnais pas.

Ton contact est magique. Life is so beautiful. Life is so wonderful. It is so magical. Life is a cloud above.

On rendait chaque soir son absence au vide. Lui, avait tenté toutes sortes de moyens plus ou moins orthodoxes pour retrouver le sens des choses saines. Sans superstition ni exagération feinte. Mais il aspirait à une fraîcheur qu'on sentait en soi sans pouvoir la nommer. Un continent qui dérivait doucement en nous comme la promesse d'un monde meilleur. C'est frustrant, la tectonique des plaques...

On regardait le temps fuir, tomber en panne, les cadeaux dégringoler des convois, les camions avancer, s'enfoncer dans les tunnels enfumés au bout desquels attendaient des incendies imprévisibles, que tout le monde prévoyait, sans parvenir à les éteindre, ni à même pouvoir se les expliquer vraiment. Et on se retrouvait de l'autre côté sans avoir compris quoi que ce soit d'utile, puisque rien ne nous est demandé. Aucune implication, aucune opinion, aucun amour. Contentez-vous de disparaître des statistiques. Lui riait, il savait ce que la vie pouvait devenir quand elle était correctement alimentée. Et c'était ce qu'il créait pour les autres. Ses frères coincés dans le bonnant-mallant des solutions faciles et des hypothèses basses recevraient peut être de lui les choses qu'il vivait.

On bougeait dans cette chair sans jalon, on s'épuisait à des tours de passe-passe, à des examens de conscience douloureux sur la marelle du temps qui nous tombait dessus. Vision pessimiste qu'il refusait. Les machines emprisonnaient, et libéraient en même temps, tout ce qui nous était cher... Elles recueillaient silencieusement nos plus belles percées, les étincelles que même la pire noirceur n'éclipserait pas. Personne, jamais, ne nous confisquerait toutes les idées et tous les dons qui s'égrenaient de nos têtes, de nos huis-clos et tribunaux compassés, de nos consciences libérées par le fruit d'un travail de chaque instant qui ne serait pas difficile à effectuer tant les plaisirs qu'il permettrait seraient nombreux.

La mare se vidait. Les esprits se vidaient parfois puis retrouvaient leur consistance après de longs travaux de pratique amoureuse... Les livres se vidaient, puis se remplissaient à nouveau de caractères, les mots étant finalement retrouvés. Les films se vidaient et se récupéraient comme une grâce nouvelle à coups d'images et de sons. Les journaux se vidaient, puis se mettaient un jour à parler de vous ou de ceux avec qui vous viviez. Les paroles se vidaient, puis retrouvaient toute leur sincérité quand elles étaient appelées, quand les lignes de séparation bougeaient. Les têtes se vidaient puis recouvraient leur esprit et les idées si belles qui les avaient traversés.

Je suis entré dans le bar, je me suis assis, et j'ai commandé un sandwich, histoire de nouer un contact avec le maître des lieux. Peu causant et pourtant attentif à tout. Je ruminais un rhume tenace, tout en pensant à ce que j'avais pu lire dans les textes de Joshua... J'ai écarté les pans de ma veste pour bien montrer que je ne portais pas la quincaillerie réglementaire. Les paroles de Joshua résonnaient en moi...

Il disait que l'on pensait contraindre l'esprit à sa perte, à sa plus rancunière absence de foi. Ses décisions vitales, sa force déployée, employée à arracher la terre répandue dans le vide des cyber-cimetières, des lieux où déjà les machines nous emprisonnaient. Vision héritée d'heures noires qui attendaient la lumière du réveil. Quand il parlait, ses mots étaient faciles à reconnaître tant sa manière de les assembler était personnelle. Lui disait que, au contraire, elle était tout ce qu'il y avait d'impersonnel, tant il se sentait traversé par des voix qui lui dictaient ses paroles :

"Il fallait chercher un temps soit peu à vivre en harmonie avec la douce envie des femmes et des hommes, et des enfants à aimer de la plus intense, de la plus pure et de la plus désintéressée des manières. Tout cela nous laissait éberlués à croiser les doigts, serrer les dents, puis enfin au bout du compte, vouloir que la joie soit seule maîtresse à bord."

Meurtris, mes yeux se brouillaient, encore encombrés d'images indistinctes. Les murs d'images me poursuivaient la nuit. Je voyais des bouches venant prendre d'autres bouches, s'accoler à des commissures éclatées, à des lèvres endolories. Un sens violent de l'amour. On voyait ce qu'on ne pouvait plus supporter, la perfection ou la lourdeur. On inventait de nouvelles recettes basses calories.

Une absence de sapidité censée nous délivrer de la surabondance du tout.
Et nous bougions dans le vide comme dans un espace déversé à l'extérieur qui venait absorber les ressources communes. Je pensais à ces enfants qui devaient vivre au quotidien l'absence de retenue des adultes, l'inscription de leurs fantasmes sur la quasi-intégralité des décors urbains. Lui se souciait beaucoup d'eux, car il savait quelles étaient leurs sensations :

"A toi, petite vie en éveil, à toi qu'ils veulent écraser, à toi qu'ils veulent vider, et remplir de leur vide, de leur non-sens et désorganisation, de leur puissance de faiblesse, à toi petite vie, où que tu sois, où que ta vie te mène, où que tes pas aillent, où que tu sois dans notre cœur et dans notre amour, à toi qui bât dans le cœur de la planète, saches que tu es promise à un autre avenir.

Ils te suivent et veulent t'imposer leur argot de balbutiants, leurs endémies cyniques, leurs couleuvres cuivrées à l'arrière-goût métallique qui nous entourent, en remplacement d'hommes et d'humanité.

Puise encore un peu dans cette volonté, dans la sagesse enfin transmise des anciens, des terres ouvertes qui t'arrivent, comme une pluie qui tombe enfin en averses denses, groupées en flots qui défont le temps des prières pour rien, en temps à nouveau rempli de traces à étaler sur ta peau au soleil.

Reste à l'extérieur de l'évacuation qu'ils font du sens et des choses saines.
Ils t'ouvrent en poids détenu qui se perd, en énergie qu'ils viennent puiser. Reviens à toi, reviens à ta vie et à celle des autres qui t'attendent, eux aussi, sur les rochers virtuels où ils sont parqués.

Reviens aux traces qu'ont laissé tes soucis pour mieux t'en délivrer, accepte tes peines et construis tes joies, ta surprise, ton éloignement salivaire de la bêtise et de ce qu'elle induit de confusion, de hargne brandie liant le tout et le rien, accusant et détruisant et ne laissant pas remonter le cours d'une existence, ne laissant pas le respect de la personne, encore présente en face, pouvoir s'allumer autrement."

Il organisait sa vie chez lui. Les pièces où il vivait étaient remplies de candélabres, seules sources de lumière, une fois le soleil couché. Il m'avait conseillé d'éviter d'éteindre les bougies, plus tard retrouvées, dans une poche ou dans un sac. Laisser mourir les cigares. Ne jamais les écraser...

Tel était son rôle : un besoin de voir les autres survivre avec lui et de revenir à une substance première qui se prolongerait. Il savait depuis longtemps que des mouvements géants étaient à l'œuvre. Un avenir en gestation. Un bébé à bord. Cette façon de vivre savait sécréter sa nostalgie, une sensation de douceur et de facilité. Pourtant, celles-ci se mêleraient progressivement aux convictions qui nous viennent d'une confrontation heureuse de chaque instant, distribué comme à la sauvette, par la chance d'être intensément présent.

Tu ne vois rien encore, mais tu le sens naître, ce monde. Il est en toi comme un monstre à transformer que tu grignote lentement pour qu'il te libère ou t'enferre. Ses commandements se forgent à l'aune des chocs et des relations qui s'établissent. Différents temps et différents esprits soudain mis en contact. Logiques à priori irréconciliables qui doivent apprendre de ceux qu'elles considèrent instinctivement comme des adversaires. Il est difficile de changer de façon de vivre... Il est difficile d'admettre que des changements viennent aussi vite contredire l'expérience des anciens. Il n'y a plus d'âge idéal et ils deviennent tous valables à la fois.

Tu ressens cette chose étrange qui t'ouvre à l'âme des hommes que tu cherches. Un nouvel horizon sera enfanté d'eux. C'est cette trouée par laquelle ta raison s'abolit un instant pour parler à nouveau et tendre la main à un univers de sensibilité ouverte qui demande à être pris en main.

"Tu sais déjà, toi-même enfant, qu'il est difficile de déployer dans l'atmosphère des architectures aussi complexes.

Mais ne t'effraye pas.

Renforce ta carapace, petit scarabée, car les radiations pleuvent et il nous faut apprendre à laver l'atmosphère de cette mélasse coagulée. Il est urgent de voir et d'entendre. On boit aux abreuvoirs, on absorbe des mets rares qui nous réconcilient. Des aliments qu'il nous faut savoir distinguer des fausses imitations de la vie."

Il pensait à cette fille imaginaire qu'il aimait, et il voulait l'éloigner des coups de butoir de la vie, la voir grandir dans l'amour d'une famille qui ne soit pas décomposée. Mais partout primait son désir d'être seul avec elle. De réinventer pour elle une intimité qui ne soit plus factice.

La surprise qui vient à tenter de dérider le désert, c'est de se rendre compte qu'il n'y a pas de désert. On s'en aperçoit très vite. De partout nous viennent des signaux et des gestes. Il n'y a qu'une intense variété, un immense foisonnement humain et chaque problème peut devenir une solution... Où que vous soyiez, vous vivez au milieu d'une immense profusion d'humanité si vous savez parler son langage. Chaque langue apprise vous ouvre des amitiés nouvelles.

Il rêvait de voir en elle une femme plus entière et plus épanouie. De la voir plus heureuse et plus libre. Ses talents naissants, sa bonté et sa gentillesse collant à des biens retranchés du réel. Il lui confiait secrètement ses pensées les plus attentives : "Entends ce qui s'échappe de leurs défauts et qualités et tu verras ce que révèlent leurs mots. Leurs hésitations, leur démarche hésitante, leur soutien maniéré de poupées fragiles, absorbées à faire semblant d'être ce qu'elles ne sont pas, à simuler ce qui leur fait défaut, tout cache une véritable générosité.

On absorbe et on boit un temps qui se ramasse comme une bête très lente et très féroce contre laquelle n'existe que l'intensité de la sincérité.

Absence de cynisme et vérité des sentiments. Cette excroissance qui cherche à exister. Pour qu'enfin, il te libère et me laisse avec le sourire béat du pingouin mâle après la saison des amours. Merveille simple de la réalisation de nos désirs compliqués.

Les pilotes occupent leurs places, leurs situations ouvertes, presque béantes, dans des cockpits inconfortables qu'il s'agit de maîtriser pour conduire l'appareil de nos vies à bon port. Tu as traversé tant de temps, portée sur les épaules de tes ancêtres. Tu viens sans le savoir de toute éternité. Ton temps est un temps de vie, de sourire à laisser s'épanouir. Une attente du lien qui inaugure le contact, la table dressée, l'intervalle du temps tendu vers un infini qu'il s'agira de définir.

Ne laisse pas ta parole à venir en pâture à la déréalisation. La vie inonde le sens. Le sens inonde la vie. Réinvente-le. Réinvente-la. Trouve autour de toi la force de parler. De dire oui ou non, mais pousse les potentiels stridents de ta vie au-delà, et n'obéis qu'à l'humanité que nous bâtissons tous en nous et pour tous. L'aspiration des hommes est sans limites.

Ils peuvent plus que ce qu'ils croient. Plus d'intelligence. Plus d'esprit. Plus de conviction. Plus de cœur.

Une parole renaît, un chemin s'ouvre, un sens apparaît comme une succession de pierres blanches jalonnant un effort qui ne fatigue pas. Les codes qu'ils utilisent pour vous rappeler à l'ordre déconstruit de leur univers, sans trop savoir si vous y êtes vous-même nécessairement inscrits, si vous les traversez en ces termes et dans les souvenirs que vous en avez, s'aboliront face à ce que vous aurez construit pour vous et pour eux...

Toi et tes amis êtes au monde. Vos yeux verront, Votre esprit atteindra ce qu'il faut que vous puissiez toucher. Votre voix s'ouvrira, comme fendue en deux entre des frontières opposées venant coudre entre elles les parties séparées d'un tout. Dans chaque homme, il y a deux frères jumeaux adossés l'un à l'autre depuis que la mémoire existe.

Deux rives qui ne savent plus ce qui les opposent. Qui ne savent plus pourquoi elles se détestent, mais qui s'inventent des rancœurs nouvelles.

Au nom de la paranoïa indistincte d'hommes qui s'imaginent constamment menacés, ils poursuivent leurs rêves asséchants de retranchement, cette fragilité sans laquelle ils perdent toute force. Tiens, il pleut, c'est juste pour m'ennuyer. Ah ! Il fait beau. J'ai bien agi. Retour à l'indétermination des termes, retour vers le futur de la valeur égale de chacun dans le monde des images. Etre au centre de l'écran...

Il est actuellement stupide de dire blanc ou noir.

Un sceau de justice étrange, improbable mais bien réelle, est fiché en toi. Et s'il n'existait pas, il te faudrait l'inventer. Un motif apparaît dans le centre de chaque chose, une fêlure presque, et c'est la chance même de toute chance de survie, de toute chance de contact établi.

Broie la surdité que voudrait t'opposer l'oubli du passé. Il ne sert à rien d'oublier d'où tu viens : tu as été sourde, nous avons été sourds et inaudibles.

Nous nous sommes perdus, distanciés, retranchés dans le fond de nos esprits. Nous y avons été malmenés, transbahutés, chahutés, bousculés. La voix qui parlait s'éloignait de nos centres d'intérêt, de la réalité d'une chaleur qui nous manquait : ce mélange de sentiments, cette floraison d'opinions qui se séparent et se retrouvent pour former l'existant.

On fourbissait ses armes ou on se contentait d'avoir confiance, d'aller vers les gens que l'on n'avait plus peur d'aimer. On atteignait de nouvelles dimensions, on se posait sur des planètes interdites, on entrait dans des mondes hors-d'atteinte.

Va-et-vient bizarres se superposant.

Mais tu ne fais que montrer par les mots ce qui doit se frayer un chemin jusqu'à leur conscience, ce qui vivra selon d'autres termes. Selon des conditions que ne fixeront pas ceux qui veulent s'écarter de toute curiosité, de toute implication autre que celles qui ont toujours été à leur programme."

Je le traquais jour après jour dans son quartier, mais l'animal était casanier. Pourtant, j'ai vite remarqué qu'il avait quelques habitudes comme de se faire une revue de presse tous les jours au bar du coin. Puis il complétait ce qu'il avait appris en lisant des journaux sur Internet.

Sur son blog, il avait écrit, il y a quelques années : "à transmettre des perruques mitées et des maquillages épais, rancis par le temps, on voit soudain à quel point le centre est excentré, éloigné de la vérité, à quel point le besoin de termes nouveaux est nécessaire. Ouvrir les fenêtres, ouvrir le monde, y rendre possible ce qui n'est pas toujours permis. Autoriser de nouvelles tentatives, de nouvelles réussites. Prendre le taureau par les cornes, le cours du temps par les ailes.

Cette basse tension, cette façon de travestir le danger, de réunir les contraires, d'abolir les distances et le néant m'avaient plu. La puissance d'un esprit qui va en tous sens et qui en acceptant de suivre des itinéraires que les autres refusent, parcourt les germes exacts, précis, de ce qui manque encore, me surprenait d'avantage chaque jour.

Il allait de point en point : des mots étrangers qu'il ne connaissait pas à ceux qu'il devinait et ces phrases reconstituées dépassaient bientôt des trappes étroites, de leurs tamis et étamines serrées. Une force sereine a besoin de se construire, une autre de se prolonger.
Lui disait...

"Cette nuit, j'ai fait l'amour à la terre entière."

Et il ajoutait :

"Père, pardonnez-moi... J'avais perdu la tête. Je pouvais résister à la beauté. Elle brillait de mille feux dans le noir. Elle était si belle que j'avais seulement envie de me noyer dans ses yeux... Vous savez ce que c'est, Père. Vous savez ce qu'ils disaient. Ils disaient qu'ils ne me connaissaient pas, ils disaient que je n'avais pas de nom et qu'auparavant, ils ne m'avaient jamais vu... Père, vous savez quelle était ma véritable identité...

I'm the One with no name.

And I'm back.
.

Suite

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