Je cherchais Joshua depuis longtemps...
Je voulais le rencontrer depuis des années. Et soudain, j'ai
réalisé que la quête venait de prendre fin.
L'homme qui venait, lui le premier, celui qui s'avançait
vers moi en cet instant précis, je le pistais, oui, depuis
des siècles... Tant de textes lus, tant d'énigmes
résolues, tant de kilomètres faits pour venir converger
en ce point exact. Je savais qu'il était la réponse
possible à nos problèmes, un propagateur involontaire
de sens, je n'osais en dire plus.
Joshua avait cherché la réponse dans un mouvement
qui s'accélérait. Il parcourait les créneaux
et les clivages du monde comme une écume _de dentelles, celle
des épouses et des maîtresses, celle des sorcières
et des fées, des courtisanes et de nos ennemies préférées.
Il aimait les femmes mais il souffrait d'une timidité paralysante,
cherchant à leur prouver sa valeur comme à leur témoigner
l'excès de tendresse qu'il trimballait en lui.
Sans cette douceur vulnérable, rien qui ne puisse atténuer
la rigueur de l'approximation des choses et des gens. La mise en
ordre du désordre.
Rien de l'amour et de la manière de le pratiquer, rien des
moyens de faire accéder ceux que l'on aime au bonheur des
sens, du corps et de l'esprit par l'explosion régénératrice
du cœur ne lui était étranger. Et pourtant il
payait encore le fait de n'avoir pas triché.
Il avait inventé les anti-retrovirus des années auparavant,
dans un éclair fulgurant de lucidité. Cette victoire
lui avait coûté la perte de son origine et du passé
de sa famille comme des explications qui s'étaient éclipsées
avec elle.
Le monde, soudain, était devenu mouvant et sans véritable
limite.
Inconfort véritable de l'absence de cadre, comme pour beaucoup
d'entre nous en cet instant précis. Absence de reconnaissance,
comme d'amour ou d'argent, toutes choses considérées
comme fondamentales par ces temps flirtant entre superficialité,
absence d'œuvre durable ayant une prise sur le décor,
et ce matérialisme qu'on nous agitait sous le nez en permanence,
comme pour mieux nous en faire ressentir les parfums.
Je l'ai croisé à cet instant précis. Joshua,
petite planète infra-dense au corps d'homme. Tout ce que
j'ai pu faire a été de lui sourire. Il m'a dit plus
tard que beaucoup crachaient par terre. Cela arrivait, parfois.
Entre incompréhension et anathème. Mauvaise connaissance
des fruits amers de la culpabilisation qui taraudaient son amour
propre et faisaient presque de lui, victime au départ, un
bourreau. Mal s'aimer, et mal se comprendre l'avaient conduit à
approfondir ses recherches sans s'appesantir sur ses victoires,
si nombreuses qu'elles faisaient de lui un phénomène,
un mythe vivant, inconscient de ce fait, ce qui le fragilisait,
et parfois le faisait entrer dans la spirale du danger, les réponses
que l'on attendait de lui devant nécessairement coïncider
avec les projections des autres.
Mais lui gardait son intégrité.
Entre les milliers de traits qui l'avaient transpercé et
les centaines de coups-bas qui l'avaient parfois mis à genoux,
je choisissais de l'aider, de croire en lui pour compenser son estime
de soi défaillante. Lui-même s'était nécessairement
protégé, innocent qu'il était de tant de suppositions
gratuites, en conviant le maximum de témoins dans ces tunnels.
S'appuyant sur les stars comme sur les simples gens qu'il aimait
d'un même amour, il avait gagné son sortilège
magique, l'invisibilité, comme une prétendu insignifiance
qui n'était le commun de personne, mais qu'il pouvait affecter
de vivre dans sa situation. Il avait alors été sauvé
après avoir été décrété
à tord ennemi d'état.
Un chat tombant d'une tour et réussissant à atterrir
sur ses quatre pattes...
Il s'était simplement assigné une charge d'authenticité
qui l'amenait à braver n'importe quel danger, mais il entendait
pourtant les phrases magiques qu'il chuchotait à l'oreille
de ceux qui savaient. Le respect des guidées comme de l'inspiration
des pilotes. La conscience des limites qu'il apprenait difficilement
comme la volonté de lutter quelles qu'en soient les difficultés.
Rien de ce qui se produisait dans la fusion des êtres n'était
à priori mauvais si l'amour qui devait s'exprimer de cette
manière était récompensé par la sincérité
des mots et des gestes. Un mystère insondable poussait lentement
les amants les uns vers les autres.
Lui voyait une ancienne maison qu'il avait fallu quitter. La tendresse
et la passion ardente étaient compatibles. Il pourrait s'en
souvenir, agencer ces liens étranges entre les pierres émergées
de son passé. Un passé dont il s'était défait
quand bien même l'enfance gardait sa place en lui. Ils pouvaient
faire bon ménage dans des charpentes même encore non
dessinées, des phases imprévues de la construction
à venir.
Il disparut au coin de la rue. Comme si de rien n'était.
Joshua...
J'étais encore étonné que ce soit possible...
comme si cette simple disponibilité était l'expression
d'une schizophrénie. Mais il parlait et il échangeait
avec tous ceux qu'il rencontrait. Les contacts et les échanges
avec les figures du jeu international ne reposaient pas sur les
mêmes critères quand bien même lui les pratiquait.
Je pouvais encore me représenter ce que je venais de vivre.
Première rencontre avec celui qui mobilisait ma vie depuis
plusieurs années. Presque rêvée et tellement
irréelle, tant lui vivait dans une extrême richesse
symbolique, une profusion d'amour ineffaçable.
Face au monde du mensonge et des apparences fictives, face aux faux-semblants
des effets spéciaux et des tricheries visuelles ou psychologiques,
nous allions tous les deux vers la clarté des sentiments
et des sensations, vers le dévoilement progressif des esprits
sans peur du regard des principes les plus hauts de l'univers auxquels
nous aspirions nous-mêmes et avec lesquels nous pouvions désormais
dialoguer. Une complexion chanceuse de la vie. Fatalité contre
providence à qui l'on donne la possibilité d'exister.
Je voulais me persuader que je n'avais aucune espèce d'ambition
et pourtant ce qui se passait là était géant,
tellement disproportionné. On lui prêtait des sentiments
de mauvaise qualité comme si sa condition avait une incidence
sur son caractère, mais il était toujours étonné
de les voir énoncés. C'était devenu une forme
de jeu, le plaisir de faire mentir sa prétendue médiocrité
dans le regard des autres. Il ressentait les urgences et se contentait
d'y répondre, point par point.
L'heure était au compromis et aux accords, à la musique,
aux feux d'artifices. On verrait plus tard pour la gestion du quotidien,
tout s'étageant idéalement parfois quand les hommes
étaient placés là où ils avaient à
l'être. Comme cherchant également à transférer
leurs pouvoirs entre des mains féminines, des idées
rondes et des contours souples qui nous rassureraient sur leur prise
en compte du destin de chacun.
Lui cherchait et trouvait de nouvelles cachettes au cœur même
de l'exposition générale, derrière les toiles,
les tentures et les tissus, au sein de l'abondance des hommes et
des femmes qui les entouraient, dans les paradis imaginaires ou
réels qu'il créait. Il préférait éprouver
la résistance des corps, le poids des membres, la douceur
de la peau, la caresse des cheveux sur ses épaules, le baiser
des lèvres sur ses paupières, le plaisir des mots
chuchotés, le frôlement des regards suivant leurs courbes
dans la lumière, ou les cherchant dans l'ombre...
Celles-ci les rendaient doucement à leur plus proche intimité
et recréaient autour d'elles la liberté d'un sens
caché, le particulier hors-d'atteinte de leur esprit. Un
monde où refluaient les tabous du moment que l'intelligence
qui s'exprimait, proche et lointaine du cœur et de l'apprentissage
du respect des autres, ne s'épuisait jamais.
Allant et venant, glissant entre paradoxes et contradictions, ils
finissaient par atteindre leur propre vérité. Celle
qui parfois leur avait été cachée. Les secrets
de famille qu'on lui avait tus. Les ressacs de l'Histoire où
les destins individuels avaient été violemment secoués.
Nous avions toujours été, de tous temps, et de toutes
religions, les gendarmes et les voleurs d'un amour où l'homme,
perdu et se retrouvant, sentait confusément le besoin d'être
à présent plus philosophes de l'amour que religieux
de la haine afin de soient respectées toutes les énergies
spirituelles, et simplement humaines, dont le monde avait besoin.
A ce que certains dogmes absolus semblaient imposer, lui préférait
le proposer à l'essai, comme les options de formes souples
qui soient négociables. Une relecture salvatrice. Il savait
qu'une philosophie des lumières existait quelles qu'en soient
les origines, dans toutes les lectures comme dans tous les livres
absolus ou pas, le dialogue qui s'établissait recelait en
lui une part importante des sens auxquels on pouvait accéder.
Il cachait en lui de lourds secrets qui n'avaient plus d'importance
à ses yeux, et il ne se souciait plus de partager l'intimité
de ses pensées sans s'intéresser aux mauvais souvenirs
que d'autres avaient implantés en lui.
Et chaque trace de liberté faisait aboutir, en lieu et place
des anciennes prédispositions de l'enfance, aux chemins qui
menaient aux multiples clefs du mystère. Sentiers qu'il n'éprouvait
plus le besoin de fréquenter, ayant suffisamment souffert
de ses particularismes et de sa foutue originalité.
Il assumait désormais qui il était et se tournait
vers sa vie à venir, riche d'un caractère étonnant.
Et il ajoutait à chaque fois, "comme pour nous tous".
Comme une indétermination des signes qui en inversait la
polarité, un peu plus de compréhension pour des détails
qui, d'habitude, lui échappaient si largement. Je commençais
à mieux le connaitre. Discutant avec une voix et un esprit
libre que je sentais chaque jour un peu plus aguerri. Ses réflexions
s'aiguisaient. Je pouvais lire ses textes, accéder à
ses préoccupations. Comprendre les raisons pour lesquelles
elles étaient si importantes à ses yeux. Il possédait
un blog sur lequel il parlait rarement, une fois par mois, mais
pour dire des choses essentielles. Il sentait qu'il avait acquis
une nouvelle dimension, et qu'il était dans les problématiques
qu'il lui était nécessaire de connaître.
J'ai failli lui courir après, mais j'ai préféré
attendre. Demain peut être, j'aurais une chance de le rencontrer
dans un endroit où je pourrai lui parler et me présenter.
Ce qui me fascinait chez lui, c'est qu'il avait basculé de
la candeur du meilleur des mondes possibles et des lieux où
il végétait petitement, pour toucher à ce retournement
qui inaugurait sa vie à venir. Une rationalité nouvelle
qui sauvait la précision des impressions fugaces qu'il ressentait.
Celles, enfin maîtrisées, des membres de la communauté
humaine, sa terre de rattachement...
Son sens du pompeux, sa beauté stridente, comme sa misère
poignante.
Il ployait sous les injonctions et les demandes qui le criblaient
et il aurait tout aussi bien pu se sentir écrasé au
fond d'un puits traumatique, d'un chemin creux dont il aurait pu
tout aussi bien ne jamais ressortir. Il saisissait soudain l'agacement
muet, la force immense, la largeur des épaules qui le surplombaient
et se penchaient sur lui pour avoir encaissé tant de coups
à sa place.
Il remerciait cette patience des mouvements du monde, la lente mécanique
dont il sentait les rouages bouger en lui comme au dehors.
Il en était heureux.
La première impression, et il l'avait forcément ressenti,
avait été l'étonnement et une immense sensation
d'incrédulité. Il avait soudain été
fasciné par l'intelligence profonde des relations de nécessité
qui s'établissaient. Je le tenais d'un texte qu'il avait
écrit en janvier. Joshua rêvait de relancer l'économie
en faisant une plus large place à la culture et aux artistes
quand bien même les deux choses étaient apparemment
incompatibles.
Il s'était senti traversé d'une gratitude et d'un
respect sans nom, un sentiment d'une intensité si douloureuse,
si taraudante qu'elle l'envahissait tout entier, venant se mêler
à ses dons pour l'optimisme, une lente intrusion du doute
comme la récompense d'une fierté flottante.
Au point qu'il s'était senti mortifié à l'idée
d'avoir pu vivre un seul jour sans comprendre ce rapport de nécessité
et son désir de voir les femmes prendre les rênes de
leur vie et de la société. Afin d'entrer en amitié
avec cette conscience renouvelée. Auparavant, cette beauté
avait constamment été évacuée. Comme
un surplus inutile, quelque chose de dangereux parce que mal connu
ou mal compris. Un élément qui avait été
menaçant parce que des termes personnels étaient accolés
à des intentions vagues.
Jeenah était passée aussitôt après, sur
le même trottoir, mais je ne l'avais pas vue. Elle était
dans son sillage, mais elle et lui ignoraient tous deux qu'ils se
rencontreraient, même s'ils savaient intuitivement qu'ils
étaient faits l'un pour l'autre, et qu'ils vivaient quelque
part dans des endroits séparés dont ils faudrait qu'ils
s'échappent.
On fuyait résolument, chaque fois qu'on les croisait, toutes
les manifestations des choses qui paraissaient devoir être
évitées, empêchées, ou tues. Ce temps
qui filait, ces occasions de plus en plus restreintes.
La crispation de tous ces esprits architecturés, véritablement
structurés, mais compassés, craintifs, qui avaient
à avoir, à craindre sans cesse, à calculer,
à aboyer ou à miauler, à mordre ou à
faire semblant d'embrasser, cachant leurs états d'âme
véritables, était générale et parfois
contagieuse.
Elle faisait peine à voir.
Il était temps que la Paix nous vienne et pour cela il faudrait
la recevoir sans soucis de victoire, mais simplement avec une immense
tristesse de tout ce négatif qui avait rendu possible et
peut être un immense espoir à l'idée de ce qui
devenait possible pour les hommes enfin rendus à leurs vies
dans un sentiment d'abondance et de réussite à venir.
Elle appelait une prise de conscience nouvelle, un dialogue plus
lumineux, mais comment dialoguer avec tant de gens ? En les rendant
témoins de rencontres deux à deux, peut être.
Il ne s'était jamais posé cette question. D'autant
plus qu'elle pouvait éclore dans des formes d'indifférence
involontaires et l'embarras du choix face à une extrême
densité. Les propositions étaient si nombreuses qu'elles
nous réjouissaient de la créativité des autres
et nous rendaient le sens d'une beauté cachée, mais
elle nous laissaient également tristes de ne pouvoir mieux
nous mouvoir pour les embrasser toutes. Toutes les prendre dans
nos bras.
Les ruptures et les remises en cause, les acquis perdus et les prises
de bénéfices précaires, aussitôt réinvesties,
retiraient parfois le peu de richesse de la substance des bâtiments,
mais on savait qu'ici, autour de nous, s'élaborait pendant
ce temps là, l'œuvre d'une nouvelle ère et la
confiance de ceux qui y travaillaient face aux craintes de ceux
que l'avenir effrayait.
Comme une perte de substance à force de passer par des formes
d'échanges virtuelles. La réponse ne pouvait qu'être
humaine. Ce qu'il était le premier humain à être,
un homme universel, un homme à l'échelle du monde,
était peut-être la clé de ce qu'ils cherchaient
tous. Une possibilité de dialogue à l'échelle
d'une planète que leur technologie leur permettait désormais
de rencontrer pour lui parler. Mais on ne parlait pas à une
planète.
On parlait à des individus dont les milliards de sensibilités
étaient toutes originales et rigoureusement uniques. Nous
avions tous été des bébés. Nous avions
tous été à un moment ou à un autre les
destinataires de ce qui s'adressait à chacun. Et parfois
ces messages s'individualisaient et on se rendait soudain compte
qu'un message planétaire vous était directement destiné.
You've got mail !
Il n'y avait pas de raison valable à voir jetés, comme
d'inutiles surplus, le meilleur de ce qui restait parfois ignoré.
On m'avait dit qu'il habitait une grande ville, une ville avec un
phare... Un port peut être, ou Paris où la tour Eiffel
projetait sa lumière au loin et scintillait toutes les nuits.
J'avais pris l'avion, malgré les mensonges, malgré
les mises en garde. "Petit lapin, ne vas pas à Paris..."
J'étais arrivé à Charles De Gaulle et le ciel
s'était directement écroulé sur moi. Un terminal
qui s'effondrait au moment où je passais. Je me suis retrouvé
droit dans mes bottes, le corps et la tête étant passés
à travers une fenêtre qui avait explosé avant
de toucher terre. J'ai pensé au ridicule de la situation,
un film de Buster Keaton, en pire. L'extrême fragilité
de ce à quoi tiennent parfois nos destins avant que nous
ne les consolidions. Debout et sourd au milieu des gravas sans une
égratignure. Il y avait dans cette ville un ange qui veillait
sur moi. J'ai quitté l'aéroport couvert de poussière
dans les sièges de cuir noir du taxi qui m'amenait à
Montmartre. Les policiers ne m'ont pas gardé longtemps. Il
ont compris que j'aurais besoin d'une bonne douche et d'un double
whisky.
Nous étions tous un peu chamboulés par le vitesse
exponentielle des changements. Or, il s'agissait de transmettre
une part de la réalité qu'il faudrait améliorer,
car elles ne voyaient pas toujours d'où venait leur richesse.
Une richesse qui ne pouvait exister dans un monde privé de
l'étincelle initiale d'un attrait plus grand pour autrui,
d'une curiosité absolue pour les autres, et d'un rattachement
physique. Sans contact avec la matière aucun virtuel qui
ne se prolonge très longtemps. Cette ligne de délimitation,
déjà ouverte, déjà présente,
était une ruine tendue à ce qui subsistait depuis
si longtemps. Aux efforts, à l'intelligence...
A la prolongation de la vie.
Il fallait lui trouver un prolongement dans la pleine clarté,
réinventer sans cesse sans rejeter l'existant. Lui était
là pour ça, l'homme que j'avais passé cinq
ans à chercher et cinq secondes à croiser.
J'étais venu spécialement pour le faire. Parce qu'il
avait besoin d'aide. Tant ce qu'il développait était
neuf et finalement encore inadapté aux besoins actuels. Pourtant
il savait qu'il répondait à des nécessités
à venir. Il avait lentement senti cette présence émerger
en lui. Une longue maturation avait amorcé en lui des réflexions
qu'il pouvait à présent visiter comme autant de lignes
claires qui ciselaient une pensée dont il préférait
toujours se méfier si elle n'était pas confirmée
par les véritables génies de son époque. Chaque
jour se passait dans cette ambiance. Constamment les rencontrer,
tenir table ouverte, et écouter ce qu'il avaient à
dire. Il n'était jamais déçu. Chacun apportait
une pierre de l'ensemble si complexe qu'il nourrissait en lui.
Il avait réinventé d'anciennes pratiques, comme les
salons de rencontre, mais il hésitait à faire parler
une nature qui le conduisait à voir autrement ce que la plupart
voyaient d'une manière précise, et parfois figée.
Une étrange ressemblance me liait à celui que je cherchais.
Cette disposition des choses m'avait souvent mis dans l'embarras.
Parfois elle m'avait même amené à me heurter
à l'autorité qui cherchait, secrètement ou
pas, à guider nos pas.
Menacé et mis à l'épreuve, lui s'était
alors battu comme une bête affolée. S'il y avait eu
des armes autour de lui il aurait peut-être stupidement pris
les armes, il en aurait peut-être appris le maniement. Mais
il fallait plus de force et de courage pour domestiquer sa rage
que pour laisser parler sa sauvagerie.
Peu à peu, il avait réalisé l'énormité
de ce qui le faisait souffrir et compris que cette recherche émotionnelle
n'était qu'une manière de combler la peine qui l'habitait.
Un moyen rapide, parfois dangereux pour lui-même... Et pourtant
un étrange soulagement l'envahissait à mesure qu'il
approchait de son but.
Tous ceux qui comptaient sur lui étaient les meilleurs jalons,
les meilleures passerelles vers la vie qu'il était en droit
de connaître... Il fallait renoncer à la violence facile
des réponses irréfléchies. Apprendre à
vivre, se déprendre de sa colère d'homme blessé.
Il était maintenant nécessaire d'inventer un art de
vivre dans un monde qui avait changé et demandait de nouvelles
manières de se comporter, même s'il avait fallu passer,
pour cela, par une période dure afin d'atteindre cet "objectif"
si précieux et si nécessaire. Il avait nécessairement
de l'avance sur beaucoup ne cherchant pas un reflet virtuel hi-tech
mais l'homme, la source réelle de ce hasard alimenté
de millions de contacts. Sa vie ayant entièrement été
placée dans une avant-garde permanente.
Je connaissais un peu l'histoire de l'homme que je cherchais, mais
comme la plupart des gens qui croyaient le connaître, j'ignorais
quasiment tout de lui.
Chaque fois qu'il avait été rebelle, l'univers s'était
montré violent avec lui. Il s'était alors heurté
à des volontés qui, en regard, s'étaient souvent
rigidifiées, des murs qui s'étaient matérialisés
et l'avaient alors emprisonné. La solitude et la souffrance
avaient fait place à la douleur.
Mais tambouriner contre la porte n'était d'aucune utilité
si on n'était pas prêt à parler. Il était
surtout prêt à transmettre la chaleur comme un alliage
devient conducteur d'électricité et à donner
toutes leurs chances aux autres, chaque fois qu'il le pourrait.
Au froid, à la rigueur, au désagréments, au
désenchantement, au désamour, à la désagrégation,
il opposait la chaleur, le plaisir, l'enchantement, l'amour et la
reconstruction de ce que les hommes savaient si efficacement détruire
parfois. Il hurlait intérieurement quand il constatait combien
les accords qu'ils passaient entre eux étaient parfois fragiles,
tant les paroles s'envolaient quand elles reposaient sur des esprits
volatiles. Tout ce qui se puisait quelque part se recrachait ailleurs,
comme autant de galets ronds et sordides si nous ne savions pas
y mettre un terme de construction durable.
Leurs gosiers écœurés vomissaient alors leur
charge de bile en s'étranglant. On allait puiser dans le
vide ambiant une force inconnue qui évacuait un bouillon
amer de plaies puantes. Elles arrachaient à ces hommes leur
espoir et les qualités qu'ils s'étaient construites.
Les éloignaient de l'essentiel, de l'harmonie qu'ils pouvaient
souhaiter connaître. Il fallait alors tout reprendre, dresser
les tables, remplir les verres, quand bien même il n'y avait
jamais de limites dans les approximations financières virtuelles.
Les mathématiques avaient trop d'importance. Les comptables
dirigeaient la planète et leur épine dorsale intellectuelle
laissait parfois à désirer. Jeenah vivait cette situation
comme tous ceux de son espèce. Elle cherchait à faire
entendre leur voix. A faire triompher la raison et le cœur.
Prendre soin des femmes et des enfants.
On bavait de trop d'images violentes et de trop de compte-rendus
laconiques. Et ces transports violents finissaient insensiblement
dans une violence diffuse qu'elle souhaitait voir refluer. Il lui
fallait faire taire cette impression. Lui permettre de vivre ailleurs
que dans les endroits où l'on se trouvait, transformer le
silence en un bien durable et se sentir étrangement conforté
par le désir que l'on pouvait éprouver vis-à-vis
des autres. Joshua avait des yeux verts dans lesquels on pouvait
se plonger.
Elle ignorait que de ses yeux noirs, profonds, elle contemplait
déjà la même réalité que lui.
Qu'une même unité déjà les réunissait
sans qu'ils sachent bien sur quelles bases elle reposait.
Leur générosité, leur gentillesse, leur don
envers ceux qui les entouraient, constamment battu en brèche
et toujours, pourtant, régénéré, issu
à nouveau du néant, et des formes saturées
où il végétait et où on pouvait le croire
définitivement submergé pour ensuite, et à
jamais, abandonner toute forme de désespoir, sentiment quasi-impossible
désormais face à l'extrême variété
des richesses humaines et de leur générosité
inouïe.
La barbarie, pourtant, était en pleine recherche de vitesse
et elle venait parfois s'adjoindre à des formes de sophistication
nouvelles, si intenses et si sensibles qu'elles semblaient devoir
survivre malgré les étranges paradoxes sur lesquels
elle reposait. Ce qui s'installait était le chantage, le
culot des nouveaux prédateurs occupés à opprimer
et à contempler les effets de leur vacuité d'âme.
Les manipulations parfois grossières des nouveaux maîtres
auraient été risibles si elle n'avaient pas l'efficacité
qu'elles cherchaient à atteindre. Et pourtant dans chaque
cœur, même au seing des plus noirs, pouvaient briller
une lumière capable à elle seule de sauver le monde.
Lui cherchait à raviver cet éclat chez ceux dont il
sentait le peu de prise, malgré leurs tentatives, sur le
contexte global. Il s'était fait une spécialité
d'influer dans le bon sens, quand bien même il savait à
quel point certaines situations et destins individuels pouvaient
se retourner comme des peaux qui s'inversaient. A simple twist of
fate...
Seuls les forts qui aiment sont forts. Les autres sont en sursis
dans leurs tours d'ivoire ou d'acier. Au moment où les esprits
déployaient doucement des trésors infinis.
La vision du futur semblait devoir tomber de haut, pierres, sang,
et chairs mêlées. Elle se défaisait dans des
plans d'aménagement sectoriels, dans le développement
d'économies d'échelles post-industrielles qui vidaient
les choses de leur substance, les réduisaient à la
taille d'une planète que chacun pouvait grignoter machinalement,
tous les matins, au réveil, avec le sentiment confondant
d'en être constamment dépossédé. Jeenah
se nourrissait des rumeurs du monde et Joshua se laissait constamment
envahir lui aussi, humait ces tendances comme des parfums ou des
extraits, pour révéler aux hommes les réalités
nouvelles qu'ils ignoraient.
Or cette vision augmentait, se transmettait doucement des uns aux
autres.
Elle n'avait pas la noirceur qu'on lui prêtait. Il fallait
juste apprendre à en comprendre et à en parler le
langage sans perdre le sien. Joshua était un être optimiste,
indéfectiblement optimiste. Il savait que tous les problèmes
appellent leurs solutions et que si un problème n'en a pas,
c'est simplement parce qu'on n'a pas bien cherché. Il trouvait
à la manière de Picasso sans chercher. Les éléments
de réponses venaient à lui naturellement dans cette
façon qu'il avait de s'approcher du cœur des problématiques.
Il était amoureux de la vie sans pouvoir pourtant dire s'il
aimait quelqu'un en particulier. Il aimait le genre humain et il
n'était pas pressé de rencontrer celle qui serait
l'élue de son cœur. Il savait que d'une certaine manière,
ils vivaient déjà ensemble.
Il l'aimait dans le particulier étrange d'une intime absence
sans violence et avec une bienveillance confiante. Elle pouvait
se démultiplier, devenir blanche ou noire, ses yeux ouverts
ou bridés, sa cambrure parfaite ou pas, ses cheveux souvent
longs et noirs ou blonds attachés en queue de cheval sans
qu'il y accorde une importance centrale. Il aimait au milieu du
chaos comme de l'harmonie puissamment retrouvée pour quelques
heures et à laquelle on voulait croire comme il fallait croire
à nos ennemis pour qu'ils se transforment en ces amis de
longue date que l'on a connus de toute éternité.
Tout glissait. Il avançait au droit de la cadence mécanique
des rythmes, et de l'inhumanité des fraudeurs, perdus sur
les highways, avec leurs reniflements insatiables de fric, rangés
dans leurs attachés cases qui taraudaient l'énergie
commune dépensée. On buvait de l'eau déminéralisée
avec l'envie de se ressourcer dans ce flot vital. Il fallait y boire
comme à la source un perpétuel bain de jouvence qui
pouvait tout aussi bien se transformer l'instant d'après
en un poison amer.
On buvait pour croire, en longues gorgées avides et goulues.
Seuls alors de nos réveils et de nos attitudes les plus justes
subsistaient les plus sincères qui pouvaient être à
même de sécréter les antidotes censées
nous délivrer de ces appréhensions, et des sentiments
distingués que nous étions censés éprouver.
Peu à peu émergeait un calme idéal. Peu à
peu revenait le sentiment du bien-être, le courage et le souci
de ceux qui vivaient à l'extérieur de nos bulles communicantes.
Trouver la faille, le centre excentré par lequel faire passer
l'étrangeté d'une altérité à
laquelle on a pas à accepter de croire, voulant totalement
s'y abandonner, disparaître enfin pour être enfin régénéré,
totalement régénéré. Je t'aime : tu
dissous en moi, tu évacue tout ce qui me fait souffrir, tu
crée en moi de formes de vie inattendues, une existence que
je ne soupçonnais pas.
Ton contact est magique. Life is so beautiful. Life is so wonderful.
It is so magical. Life is a cloud above.
On rendait chaque soir son absence au vide. Lui, avait tenté
toutes sortes de moyens plus ou moins orthodoxes pour retrouver
le sens des choses saines. Sans superstition ni exagération
feinte. Mais il aspirait à une fraîcheur qu'on sentait
en soi sans pouvoir la nommer. Un continent qui dérivait
doucement en nous comme la promesse d'un monde meilleur. C'est frustrant,
la tectonique des plaques...
On regardait le temps fuir, tomber en panne, les cadeaux dégringoler
des convois, les camions avancer, s'enfoncer dans les tunnels enfumés
au bout desquels attendaient des incendies imprévisibles,
que tout le monde prévoyait, sans parvenir à les éteindre,
ni à même pouvoir se les expliquer vraiment. Et on
se retrouvait de l'autre côté sans avoir compris quoi
que ce soit d'utile, puisque rien ne nous est demandé. Aucune
implication, aucune opinion, aucun amour. Contentez-vous de disparaître
des statistiques. Lui riait, il savait ce que la vie pouvait devenir
quand elle était correctement alimentée. Et c'était
ce qu'il créait pour les autres. Ses frères coincés
dans le bonnant-mallant des solutions faciles et des hypothèses
basses recevraient peut être de lui les choses qu'il vivait.
On bougeait dans cette chair sans jalon, on s'épuisait à
des tours de passe-passe, à des examens de conscience douloureux
sur la marelle du temps qui nous tombait dessus. Vision pessimiste
qu'il refusait. Les machines emprisonnaient, et libéraient
en même temps, tout ce qui nous était cher... Elles
recueillaient silencieusement nos plus belles percées, les
étincelles que même la pire noirceur n'éclipserait
pas. Personne, jamais, ne nous confisquerait toutes les idées
et tous les dons qui s'égrenaient de nos têtes, de
nos huis-clos et tribunaux compassés, de nos consciences
libérées par le fruit d'un travail de chaque instant
qui ne serait pas difficile à effectuer tant les plaisirs
qu'il permettrait seraient nombreux.
La mare se vidait. Les esprits se vidaient parfois puis retrouvaient
leur consistance après de longs travaux de pratique amoureuse...
Les livres se vidaient, puis se remplissaient à nouveau de
caractères, les mots étant finalement retrouvés.
Les films se vidaient et se récupéraient comme une
grâce nouvelle à coups d'images et de sons. Les journaux
se vidaient, puis se mettaient un jour à parler de vous ou
de ceux avec qui vous viviez. Les paroles se vidaient, puis retrouvaient
toute leur sincérité quand elles étaient appelées,
quand les lignes de séparation bougeaient. Les têtes
se vidaient puis recouvraient leur esprit et les idées si
belles qui les avaient traversés.
Je suis entré dans le bar, je me suis assis, et j'ai commandé
un sandwich, histoire de nouer un contact avec le maître des
lieux. Peu causant et pourtant attentif à tout. Je ruminais
un rhume tenace, tout en pensant à ce que j'avais pu lire
dans les textes de Joshua... J'ai écarté les pans
de ma veste pour bien montrer que je ne portais pas la quincaillerie
réglementaire. Les paroles de Joshua résonnaient en
moi...
Il disait que l'on pensait contraindre l'esprit à sa perte,
à sa plus rancunière absence de foi. Ses décisions
vitales, sa force déployée, employée à
arracher la terre répandue dans le vide des cyber-cimetières,
des lieux où déjà les machines nous emprisonnaient.
Vision héritée d'heures noires qui attendaient la
lumière du réveil. Quand il parlait, ses mots étaient
faciles à reconnaître tant sa manière de les
assembler était personnelle. Lui disait que, au contraire,
elle était tout ce qu'il y avait d'impersonnel, tant il se
sentait traversé par des voix qui lui dictaient ses paroles
:
"Il fallait chercher un temps soit peu à vivre en harmonie
avec la douce envie des femmes et des hommes, et des enfants à
aimer de la plus intense, de la plus pure et de la plus désintéressée
des manières. Tout cela nous laissait éberlués
à croiser les doigts, serrer les dents, puis enfin au bout
du compte, vouloir que la joie soit seule maîtresse à
bord."
Meurtris, mes yeux se brouillaient, encore encombrés d'images
indistinctes. Les murs d'images me poursuivaient la nuit. Je voyais
des bouches venant prendre d'autres bouches, s'accoler à
des commissures éclatées, à des lèvres
endolories. Un sens violent de l'amour. On voyait ce qu'on ne pouvait
plus supporter, la perfection ou la lourdeur. On inventait de nouvelles
recettes basses calories.
Une absence de sapidité censée nous délivrer
de la surabondance du tout.
Et nous bougions dans le vide comme dans un espace déversé
à l'extérieur qui venait absorber les ressources communes.
Je pensais à ces enfants qui devaient vivre au quotidien
l'absence de retenue des adultes, l'inscription de leurs fantasmes
sur la quasi-intégralité des décors urbains.
Lui se souciait beaucoup d'eux, car il savait quelles étaient
leurs sensations :
"A toi, petite vie en éveil, à toi qu'ils veulent
écraser, à toi qu'ils veulent vider, et remplir de
leur vide, de leur non-sens et désorganisation, de leur puissance
de faiblesse, à toi petite vie, où que tu sois, où
que ta vie te mène, où que tes pas aillent, où
que tu sois dans notre cœur et dans notre amour, à toi
qui bât dans le cœur de la planète, saches que
tu es promise à un autre avenir.
Ils te suivent et veulent t'imposer leur argot de balbutiants, leurs
endémies cyniques, leurs couleuvres cuivrées à
l'arrière-goût métallique qui nous entourent,
en remplacement d'hommes et d'humanité.
Puise encore un peu dans cette volonté, dans la sagesse enfin
transmise des anciens, des terres ouvertes qui t'arrivent, comme
une pluie qui tombe enfin en averses denses, groupées en
flots qui défont le temps des prières pour rien, en
temps à nouveau rempli de traces à étaler sur
ta peau au soleil.
Reste à l'extérieur de l'évacuation qu'ils
font du sens et des choses saines.
Ils t'ouvrent en poids détenu qui se perd, en énergie
qu'ils viennent puiser. Reviens à toi, reviens à ta
vie et à celle des autres qui t'attendent, eux aussi, sur
les rochers virtuels où ils sont parqués.
Reviens aux traces qu'ont laissé tes soucis pour mieux t'en
délivrer, accepte tes peines et construis tes joies, ta surprise,
ton éloignement salivaire de la bêtise et de ce qu'elle
induit de confusion, de hargne brandie liant le tout et le rien,
accusant et détruisant et ne laissant pas remonter le cours
d'une existence, ne laissant pas le respect de la personne, encore
présente en face, pouvoir s'allumer autrement."
Il organisait sa vie chez lui. Les pièces où il vivait
étaient remplies de candélabres, seules sources de
lumière, une fois le soleil couché. Il m'avait conseillé
d'éviter d'éteindre les bougies, plus tard retrouvées,
dans une poche ou dans un sac. Laisser mourir les cigares. Ne jamais
les écraser...
Tel était son rôle : un besoin de voir les autres survivre
avec lui et de revenir à une substance première qui
se prolongerait. Il savait depuis longtemps que des mouvements géants
étaient à l'œuvre. Un avenir en gestation. Un
bébé à bord. Cette façon de vivre savait
sécréter sa nostalgie, une sensation de douceur et
de facilité. Pourtant, celles-ci se mêleraient progressivement
aux convictions qui nous viennent d'une confrontation heureuse de
chaque instant, distribué comme à la sauvette, par
la chance d'être intensément présent.
Tu ne vois rien encore, mais tu le sens naître, ce monde.
Il est en toi comme un monstre à transformer que tu grignote
lentement pour qu'il te libère ou t'enferre. Ses commandements
se forgent à l'aune des chocs et des relations qui s'établissent.
Différents temps et différents esprits soudain mis
en contact. Logiques à priori irréconciliables qui
doivent apprendre de ceux qu'elles considèrent instinctivement
comme des adversaires. Il est difficile de changer de façon
de vivre... Il est difficile d'admettre que des changements viennent
aussi vite contredire l'expérience des anciens. Il n'y a
plus d'âge idéal et ils deviennent tous valables à
la fois.
Tu ressens cette chose étrange qui t'ouvre à l'âme
des hommes que tu cherches. Un nouvel horizon sera enfanté
d'eux. C'est cette trouée par laquelle ta raison s'abolit
un instant pour parler à nouveau et tendre la main à
un univers de sensibilité ouverte qui demande à être
pris en main.
"Tu sais déjà, toi-même enfant, qu'il est
difficile de déployer dans l'atmosphère des architectures
aussi complexes.
Mais ne t'effraye pas.
Renforce ta carapace, petit scarabée, car les radiations
pleuvent et il nous faut apprendre à laver l'atmosphère
de cette mélasse coagulée. Il est urgent de voir et
d'entendre. On boit aux abreuvoirs, on absorbe des mets rares qui
nous réconcilient. Des aliments qu'il nous faut savoir distinguer
des fausses imitations de la vie."
Il pensait à cette fille imaginaire qu'il aimait, et il voulait
l'éloigner des coups de butoir de la vie, la voir grandir
dans l'amour d'une famille qui ne soit pas décomposée.
Mais partout primait son désir d'être seul avec elle.
De réinventer pour elle une intimité qui ne soit plus
factice.
La surprise qui vient à tenter de dérider le désert,
c'est de se rendre compte qu'il n'y a pas de désert. On s'en
aperçoit très vite. De partout nous viennent des signaux
et des gestes. Il n'y a qu'une intense variété, un
immense foisonnement humain et chaque problème peut devenir
une solution... Où que vous soyiez, vous vivez au milieu
d'une immense profusion d'humanité si vous savez parler son
langage. Chaque langue apprise vous ouvre des amitiés nouvelles.
Il rêvait de voir en elle une femme plus entière et
plus épanouie. De la voir plus heureuse et plus libre. Ses
talents naissants, sa bonté et sa gentillesse collant à
des biens retranchés du réel. Il lui confiait secrètement
ses pensées les plus attentives : "Entends ce qui s'échappe
de leurs défauts et qualités et tu verras ce que révèlent
leurs mots. Leurs hésitations, leur démarche hésitante,
leur soutien maniéré de poupées fragiles, absorbées
à faire semblant d'être ce qu'elles ne sont pas, à
simuler ce qui leur fait défaut, tout cache une véritable
générosité.
On absorbe et on boit un temps qui se ramasse comme une bête
très lente et très féroce contre laquelle n'existe
que l'intensité de la sincérité.
Absence de cynisme et vérité des sentiments. Cette
excroissance qui cherche à exister. Pour qu'enfin, il te
libère et me laisse avec le sourire béat du pingouin
mâle après la saison des amours. Merveille simple de
la réalisation de nos désirs compliqués.
Les pilotes occupent leurs places, leurs situations ouvertes, presque
béantes, dans des cockpits inconfortables qu'il s'agit de
maîtriser pour conduire l'appareil de nos vies à bon
port. Tu as traversé tant de temps, portée sur les
épaules de tes ancêtres. Tu viens sans le savoir de
toute éternité. Ton temps est un temps de vie, de
sourire à laisser s'épanouir. Une attente du lien
qui inaugure le contact, la table dressée, l'intervalle du
temps tendu vers un infini qu'il s'agira de définir.
Ne laisse pas ta parole à venir en pâture à
la déréalisation. La vie inonde le sens. Le sens inonde
la vie. Réinvente-le. Réinvente-la. Trouve autour
de toi la force de parler. De dire oui ou non, mais pousse les potentiels
stridents de ta vie au-delà, et n'obéis qu'à
l'humanité que nous bâtissons tous en nous et pour
tous. L'aspiration des hommes est sans limites.
Ils peuvent plus que ce qu'ils croient. Plus d'intelligence. Plus
d'esprit. Plus de conviction. Plus de cœur.
Une parole renaît, un chemin s'ouvre, un sens apparaît
comme une succession de pierres blanches jalonnant un effort qui
ne fatigue pas. Les codes qu'ils utilisent pour vous rappeler à
l'ordre déconstruit de leur univers, sans trop savoir si
vous y êtes vous-même nécessairement inscrits,
si vous les traversez en ces termes et dans les souvenirs que vous
en avez, s'aboliront face à ce que vous aurez construit pour
vous et pour eux...
Toi et tes amis êtes au monde. Vos yeux verront, Votre esprit
atteindra ce qu'il faut que vous puissiez toucher. Votre voix s'ouvrira,
comme fendue en deux entre des frontières opposées
venant coudre entre elles les parties séparées d'un
tout. Dans chaque homme, il y a deux frères jumeaux adossés
l'un à l'autre depuis que la mémoire existe.
Deux rives qui ne savent plus ce qui les opposent. Qui ne savent
plus pourquoi elles se détestent, mais qui s'inventent des
rancœurs nouvelles.
Au nom de la paranoïa indistincte d'hommes qui s'imaginent
constamment menacés, ils poursuivent leurs rêves asséchants
de retranchement, cette fragilité sans laquelle ils perdent
toute force. Tiens, il pleut, c'est juste pour m'ennuyer. Ah ! Il
fait beau. J'ai bien agi. Retour à l'indétermination
des termes, retour vers le futur de la valeur égale de chacun
dans le monde des images. Etre au centre de l'écran...
Il est actuellement stupide de dire blanc ou noir.
Un sceau de justice étrange, improbable mais bien réelle,
est fiché en toi. Et s'il n'existait pas, il te faudrait
l'inventer. Un motif apparaît dans le centre de chaque chose,
une fêlure presque, et c'est la chance même de toute
chance de survie, de toute chance de contact établi.
Broie la surdité que voudrait t'opposer l'oubli du passé.
Il ne sert à rien d'oublier d'où tu viens : tu as
été sourde, nous avons été sourds et
inaudibles.
Nous nous sommes perdus, distanciés, retranchés dans
le fond de nos esprits. Nous y avons été malmenés,
transbahutés, chahutés, bousculés. La voix
qui parlait s'éloignait de nos centres d'intérêt,
de la réalité d'une chaleur qui nous manquait : ce
mélange de sentiments, cette floraison d'opinions qui se
séparent et se retrouvent pour former l'existant.
On fourbissait ses armes ou on se contentait d'avoir confiance,
d'aller vers les gens que l'on n'avait plus peur d'aimer. On atteignait
de nouvelles dimensions, on se posait sur des planètes interdites,
on entrait dans des mondes hors-d'atteinte.
Va-et-vient bizarres se superposant.
Mais tu ne fais que montrer par les mots ce qui doit se frayer un
chemin jusqu'à leur conscience, ce qui vivra selon d'autres
termes. Selon des conditions que ne fixeront pas ceux qui veulent
s'écarter de toute curiosité, de toute implication
autre que celles qui ont toujours été à leur
programme."
Je le traquais jour après jour dans son quartier, mais l'animal
était casanier. Pourtant, j'ai vite remarqué qu'il
avait quelques habitudes comme de se faire une revue de presse tous
les jours au bar du coin. Puis il complétait ce qu'il avait
appris en lisant des journaux sur Internet.
Sur son blog, il avait écrit, il y a quelques années
: "à transmettre des perruques mitées et des
maquillages épais, rancis par le temps, on voit soudain à
quel point le centre est excentré, éloigné
de la vérité, à quel point le besoin de termes
nouveaux est nécessaire. Ouvrir les fenêtres, ouvrir
le monde, y rendre possible ce qui n'est pas toujours permis. Autoriser
de nouvelles tentatives, de nouvelles réussites. Prendre
le taureau par les cornes, le cours du temps par les ailes.
Cette basse tension, cette façon de travestir le danger,
de réunir les contraires, d'abolir les distances et le néant
m'avaient plu. La puissance d'un esprit qui va en tous sens et qui
en acceptant de suivre des itinéraires que les autres refusent,
parcourt les germes exacts, précis, de ce qui manque encore,
me surprenait d'avantage chaque jour.
Il allait de point en point : des mots étrangers qu'il ne
connaissait pas à ceux qu'il devinait et ces phrases reconstituées
dépassaient bientôt des trappes étroites, de
leurs tamis et étamines serrées. Une force sereine
a besoin de se construire, une autre de se prolonger.
Lui disait...
"Cette nuit, j'ai fait l'amour à la terre entière."
Et il ajoutait :
"Père, pardonnez-moi... J'avais perdu la tête.
Je pouvais résister à la beauté. Elle brillait
de mille feux dans le noir. Elle était si belle que j'avais
seulement envie de me noyer dans ses yeux... Vous savez ce que c'est,
Père. Vous savez ce qu'ils disaient. Ils disaient qu'ils
ne me connaissaient pas, ils disaient que je n'avais pas de nom
et qu'auparavant, ils ne m'avaient jamais vu... Père, vous
savez quelle était ma véritable identité...
I'm the One with no name.
And I'm back..
Suite
Acheter le Book of Love
|