Petite brise venant faire frissonner la surface des champs : les
grandes étendues de lisier sont là, ouvertes pour
rien, presque inutiles. Elles frissonnent. Le vent fait vibrer l'herbe,
comme de longs cils avec un mot de passe à transmettre, une
lointaine chanson de gestes qui va des uns aux autres, le long d'une
ligne horizontale qui disparaît.
Seule la boue était censée les abriter. Mais ils pouvaient
patauger des heures, ils n'arriveraient jamais jusqu'ici. Ils n'ont
pas, ils ne peuvent pas avoir la volonté de s'incruster ici,
de rester coincés sur place dans un pays menacé de
désolation. Cet endroit ne peut pas les intéresser.
C'est un point inconnu du globe. Avancer, c'est juste une envie
de croire, un besoin de saisir quelque chose, d'attraper un objet.
On capte ce qui arrive.
Avec une colle gluante.
Ce qu'il y a à comprendre ici, la lecture à faire
de la situation, de la vie qui s'y est noyée, c'est qu'il
y a eu une trop grande accumulation de blessures.
Un
trop-plein de douleurs mal colmatées.
Des troupeaux sont parqués en contrebas dans le périmètre
soigneusement cloisonné des lopins de terre, derrière
des clôtures électrifiées et des routes qui
ne mènent nulle part. Quand on rentre, c'est comme si on
s'immergeait dans un esprit profond qui règne seul maître
à bord, une idée sans contours précis qui baigne
au fond de toutes les têtes, et qui les enferme une à
une dans un malaise grandissant s'il n'est pas expliqué.
Les pires choses doivent être consommées à petite
vitesse pour qu'elles fassent le maximum de dégâts,
c'est pourquoi il avait décidé d'agir vite, mais sans
à-coup, sans remettre en question les fondations sur lesquelles
reposaient ses piliers et repères favoris.
Il s'agissait seulement d'accomplir un miracle...
Ailleurs des avions décollaient, des destins se liaient sans
s'attacher et dans les rangs, les pensées s'encadenassaient,
des vôtres aux nôtres, et baignaient dans un mélange
corrosif de silicone et de cuivre mêlés. Dans la boue
de toutes les peines confondues où elles finissaient par
atterrir. On retrouvait alors, une fois passés les écueils
de la négativité et comme par éclipses, le
goût de la lumière et celui des êtres vrais.
Ils nous entouraient de leur compagnie, si nécessaire, si
tellement indispensable, qu'une simple accentuation de leur présence
pouvait tout aussi bien, et enfin, nous révéler le
sens de notre propre présence.
Chaque jour appartient à tous et à personne. On descend
dans les harmoniques pour mieux y remonter. On fait éclater
les cloisons des compartiments sociaux pour mieux éprouver
la chair, la chaleur, et la tendresse des femmes. Chaque chose se
trouve mêlée à la juxtaposition des mélanges
et nous laisse enfin libres de déambuler comme de simples
passants. Plus de barrière qui ne soit étanche, plus
de distance qui ne puisse être parcourue.
On se soucie simplement d'avoir accès à tout, ce en
quoi on s'intime involontairement l'ordre de manquer de tout. Mais
les réponses qui nous viennent, sous-tendues par la mécanique
générale de l'univers, facilitent la recherche et
le fait de trouver les solutions qui nous manquaient la veille...
Il suffisait de chercher en soi et les autres se mettent à
répondre à nos gestes et à nos paroles.
Tout était prêt, tout était là, enchevêtré,
cloîtré dans un mélange qui résistait
à tout, même au poids des années. Petits carrés
gazonnés traversés par des lapins et des oeufs en
chocolat. Un paysage de cocagne ouvert comme un jardin. Si le monde
n'avait absolument aucun sens, rien ne nous empêchait d'en
inventer un de toutes pièces.
Et les objets se mettaient à bouger.
Les hommes, eux, étaient souvent de plus en plus immobiles,
de plus en plus coincés dans les quelques positions qui leur
restaient, les dernières possibles en attendant que le soleil
ne range son attirail, qu'il plie sa chaise, et rentre chez lui.
Là bas, très loin, fermant ses volets... Il achèverait
de décliner dans les mêmes lueurs rouges que celles
du levant.
Lui, ne pouvait se résoudre à cette hypothèse...
Il refusait la fatalité qui cherchait à s'installer.
Seule comptait à ses yeux, la nécessité de
la transformer en une forme de providence.
Black Doves, White Feathers...
Et il avait quitté les marches du monde. Et je l'avais enfin
trouvé, assis à la table d'un café de son quartier,
presque comme prévu. Il m'a regardé, un instant, de
ce regard curieux qu'il porte sur tout ce qui l'entoure, puis il
a repris la lecture de son journal. Je me suis installé face
à lui, à sa table. Alors, il a levé la tête,
d'un air un peu étonné, puis il m'a demandé
si nous nous étions déjà rencontrés.
M'a dit que mon visage lui était familier.
Et vous disiez qu'il était indifférent aux signes
que vous lui envoyiez.
Je lui ai répondu qu'ici je ne connaissais que lui, que j'étais
une sorte d'étranger qui parlait sa langue. Alors, il m'a
regardé d'un air très amusé, intrigué,
en tous cas, et il a placé devant mes yeux un petit carnet
qu'il cachait sous les pages de Libération :
"Qu'est-ce que vous en pensez ?"
Il avait une drôle d'écriture, presque linéaire.
J'ai lu le petit texte qu'il venait d'écrire. C'était
une lettre. Cela commençait par ces mots:
"Père,
Je suis en colère et vous savez à quel point cette
rage et cette haine qui gagne les hommes que l'on met à l'épreuve
les rendent parfois misérables et dangereux."
Etrange entame... Je continuais.
"Vous sentez toujours l'image des guerres broyer le cœur
des hommes... Et vous vous demandez pourquoi elles leur font baisser
les bras. Ou lever la main sur ceux qu'ils devraient accueillir.
Vous savez pourquoi la compréhension s'éclipse parfois
si cruellement de leurs esprits. Combien les cris des miliciens,
trop souvent, remplacent le chant des femmes et le rire des enfants...
Les pleurs que l'on entend couler des yeux des mères sur
le corps sans vie de leurs fils, quand bien même personne
n'aurait abandonné son idéal de paix..."
J'ai reconnu, stupéfié, des mots auxquels j'avais
moi-même pensé... Il avait inventé un texte
que j'avais un jour imaginé écrire... J'ai poursuivi
ma lecture...
"Cette charge de douleurs tendues, comme une évidence
qui ronge la peau, vient tracer des sillons profonds dans une terre
étrangère. Les rides, souvent si belles de nos remords
qui s'effacent, ou se creusent davantage. Des sentiments diffus
abolissent les gloires ou les victoires passées, et les rendent
dérisoires.
Les quelques moments de fierté, appliqués comme un
baume épais, pourraient tout aussi bien s'estomper s'ils
ne prenaient la décision de se retirer du jeu, ou d'en atténuer
les effets pervers. Leurs souvenirs sont mus par tout ce qui a été
évacué, par tout ce qu'ils ont perdu, ou gagné.
Mais il s'agit que l'on parle à présent à ces
hommes, et que l'on puisse enfin entendre leur voix..."
J'étais intrigué :
"Voyant passer des silhouettes grimaçantes qui se déhanchaient
maladroitement, leur démarche mal assurée rejoignant
à nouveau les enfers et les no-man's lands où on les
avait parqués. Aussi sûrement et aussi implacablement
que si on leur en avait donné l'ordre, ils reviendraient
alors à ces endroits sombres que n'habitent pas les vivants
et d'où ils prépareraient de nouvelles catastrophes.
Ce qui, désormais, était absolument hors de question.
Il n'y a jamais de gagnant dans une guerre... Si Dieu existe, il
peut tout aussi bien avoir une longue barbe blanche que dix bras,
ou une tête d'éléphant. Il doit être tout
cela à la fois, et plus encore, capable de plus, comme principe
cosmique s'imposant à la vie et disposant des liens de l'univers."
La lettre tremblait entre mes mains.
Face à lui, il fallait pouvoir croire à la liberté,
à la naïveté et au hasard. Il répéta
que si Dieu existe il ne pouvait mettre tant d'énergie à
créer tant de beauté pour qu'on la foute en l'air.
Il disait qu'un Dieu ne pouvait pas vouloir que l'on tue en son
nom. Il disait qu'un Dieu avait pour principe l'ancienne et antique
sagesse du "Tu ne Tueras point".
Thou Shalt Not Kill
Il s'agissait de maintenant dissoudre cette noirceur qui nous écartelait.
De transformer la confusion en clarté et lucidité
nouvelle. Nous voulions retrouver auprès de ceux qui nous
en veulent pour ce que nous sommes, ce qui leur est indispensable
de trouver auprès de nous.
Do
what you want me to do.
Reprendre les négociations, patientes, de ceux qui sont contraints
de s'entendre avant de finalement se comprendre.
On se met parfois à écrire pour croire à quelque
chose," ajouta t-il "et on le proclame ostensiblement.
On s'attache à la parole, au soutien des mots qui nous consolent
ou nous protègent.
Ils flottent comme de petites barques, des poissons-pilotes venant
se glisser sous nos idées, sous les fondaisons des navires
où nous nous retrouvons enfin, afin de leur redonner un cap
qui aille là où ils sont censés vraiment aller.
Un lit, un matelas de petits moteurs électriques placés
là pour déplacer les montagnes et les disposer, le
long de guidées qui doivent les accueillir."
Des notes sur une portée... Je continuais à lire :
"Nous vivons parfois des temps de découragement. A colmater
cette pauvre foi qui se fait la malle, bouge et bourre la machine,
dans ses papiers comme dans ses ultimes concessions. La vie préfère
se frayer un chemin dans le courant des ondes où nos yeux
viennent se délaver. On se gorge instinctivement du temps
qui disqualifie ou ramène au bord du bassin. A la beauté
du geste.
La finale en résolution de l'idée.
C'est l'image d'une force annexée, d'une intelligence qui
se débat, et finalement trouve. C'est que nous voulons vivre
notre révolution permanente, le retournement de la nuit en
jour, fatalité contre providence. Notre course doit sans
cesse être rééquilibrée. Une chute en
avant à constamment corriger, sans jamais la parfaire définitivement.
Rien qui ne semble parfait ni qui ne doive l'être.
Notre vie est enfouie au fond de notre esprit. Vous voyez, vous
entrez dans ce bar. Je suis là comme une coquille, apparemment
vide. Rien qui ne traduise ce que je suis, pense ou fait.
Les images que nous allumons viennent puiser et boire à la
source d'un temps que nous avons emprisonné. Les hommes sont
dans cette misère ou dans cette abondance, au milieu d'un
tout vidé de sens, ou débordants de significations
cachées. Le cynisme affleure encore en tous point pour traiter
les belles âmes de doux rêveurs. Pour en vouloir à
ceux qui veulent du mal au mal, malgré la difficulté
qu'il y a parfois à définir ce qu'est le mal. C'est
de temps en temps une attitude, un code social accepté dans
ce que l'on croit être le camp adverse.
Cette bêtise du manichéisme, des uns contre les autres
ne distinguant plus ce qui leur ressemble en face. Codes et règles
sont plus souples dans ce que l'on a réellement la possibilité
de faire. Aimer jusqu'à l'excès la vénération
et l'adoration devrait rapprocher de ceux qui les vouent à
devenir des êtres humains."
J'espère de tout mon cœur en être toujours un...
Lui répondis-je.
"Je crois que vous pouvez vous tranquiliser. Nous rêvons
parce que nous sommes en vie et que nous voulons le rester. Nous
emboîtons le pas de nos pères sans vouloir faire les
mêmes erreurs. Nous marchons dans leurs traces. Nous marchons
parce qu'il faut avancer. Rassurez-vous"
La statue disparaît brusquement lorsqu'on la dépasse.
On laisse derrière soi les paysages de grattent-ciel où
sont définis les besoins de chacun, afin que les lois puissent
venir de partout. Un manège continue à tourner sur
le parvis. La part visible des mécanismes enfouis dans les
profondeur du souterrain, venant trahir la lenteur des mouvements
en cours. Nous sommes à La défense et nous partons
rejoindre la ville.
Cette vision de la tectonique des plaques reste en nous longtemps
après avoir quitté le quartier des affaires, où
le respect des échéanciers, les plans de diversification
des codes-métier, les nécessités qu'impose
la quincaillerie aux prises avec laquelle nous sommes, triturent
les méninges des employés modèles.
Alors on tremble un peu en attendant que la probatoire se transforme
en licence d'exploitation en bonne et due forme. Il pleut. Un gendarme
déguisé en jogger vous dépasse, le corps protégé
par un sac poubelle... Vous comprenez le message et reconnaissez
son auteur. Vous allez vous réfugier dans le métro
en chantant à tue-tête "Singing in the Rain"
aux passants qui vous regardent comme si vous vous étiez
échappé de quelque part."
C'est exactement ça, quand on y réfléchit...
Vous êtes sorti de votre appartement pour humer le bon air,
le bonheur de la cité. Vous vous repassez le film en détachant
chacun des mots pour accroître encore un plaisir qui s'accentue.
Nous avons malencontreusement l'honneur de vous signifier votre
licenciement à compter du, etc. En conséquence de
quoi, vous ne faites plus partie des services du ceci cela, où
vous prétendiez exercer une fonction, cher petit signe des
temps. Tout ce que vous pourriez dire pourra être retenu à
l'encontre de votre défense. Nous sommes sincèrement
désolés. Vous avez droit à un avocat et à
des cigarettes, maintenant, pour ce que nous en avons à faire...
Tchao, et bonne chance !
Mais vous êtes venu chercher quelque chose que vous avez reçu
et dont personne n'a encore remarqué la disparition, parce
que personne ne savait que de telles choses pouvaient exister et
encore moins que l'on pouvait en trouver là où ils
passaient le plus clair de leurs journées.
Nous avançons parce que nous aimons quelque chose qui ne
sera pas dit. Les choses se faisaient. Les choses arrivaient. Dans
l'ombre et le silence comme dans la lumière."
Je n'aurai cédé ma place face à lui à
personne... Sachant qui il était... Il était temps
que s'ouvrent grand les vannes !
J'appelai le garçon pour qu'il nous apporte à boire.
"Vous savez, je suis comme ces illuminés. La pluie tombant
du ciel m'a désaltéré. Prenez le temps de vous
offrir une chose qui se trouve dans n'importe quel magasin : la
joie. Goûtez cet instant en vous réjouissant d'y être
convié... L'attente s'achève quand repartent les messagers
de l'aube ou les journalistes du matin. La croisée des contraires
est sur le point de s'accomplir, vous voyez ce que je veux dire
? Le rétrécissement ambiant doit maintenant s'élargir.
La vie devrait être plus abondante, y compris là où
elle pullule.
Nous sommes dans l'ouverture, la partition d'un passage qui s'ébauche.
Chaque signe ajoute, chaque mesquinerie retranche aux hommes que
nous sommes devenus une part de ce qu'ils sont. La pluie a délayé
la sève des arbres, elle est venue récompenser le
temps passé à attendre, à dissoudre les frustrations,
à faire tomber la chaleur, à balayer la poussière
et à ignorer la sécheresse de ceux qui ne veulent
pas s'expliquer.
Un collier pend autour de votre cou comme un chapelet de petites
charges ajoutées à celles qui voudraient vous faire
courber le dos. On vous donne et vous recevez des briques que l'on
appose les unes aux autres. Des murs et des voûtes à
bâtir montent silencieusement au milieu du vacarme.
Des arches pour fêter le printemps de tous les temps à
venir.
"Please, Stop the fight..." Il y avait de la place dans
l'architecture qui s'ébauchait.
"Je sens que nous sommes dans la configuration parfaite. Notre
conversation est écoutée. Elle part se perdre, ou
se retrouver chez ceux qu'elle est censée toucher. Nous sommes
dans l'édification d'un sens sans idéologie, autre
que celle d'hommes enfin responsables, renforçant leur capacité
à s'accepter les uns les autres. Enfin réconciliés
avec eux-mêmes et avec les femmes qu'ils aiment."
Cette beauté, cette force qui vient de la joie la plus pure,
du plus haut sentiment de la vie, je la tiens de lui. Il me reprend
: "Je cherche chaque jour à parler de ce qui me parait
digne d'une seconde d'attention. Acceptez cette lumière ; elle
est venue ouvrir des temps d'abondance et de joie. Elle se dirige
à nouveau vers des temps d'abondance et de joie.
Il reprit ce qu'il avait écrit. Une lettre à celui
qui pouvait décider...
"Père, pourquoi avoir laissé s'installer la discorde,
pourquoi avoir laissé les difficultés se multiplier
? J'ai vu vos trébuchements, votre armure fissurée
de toutes parts. J'ai vu votre force immense niée, la douceur
lovée au fond de votre cœur se flétrir, votre
front se charger de lourde lignes le labourant en profondeur. J'ai
vu votre peine, les terres se transformer en labyrinthes. J'ai vécu
votre solitude, accédé à l'immensité
de votre frustration.
Vous avez laissé la violence vous envahir avec l'espoir secret
de pouvoir la diriger et, ensuite, de la dissoudre. Vous vous êtes
laissé couler au fond du monstre, dans ses arcanes et arborescences,
au cœur de ses entrailles. Vous laissiez passer comme un sentiment
d'impuissance, la conscience qu'impose un cas de force majeure contre
lequel on ne peut rien. Vous étiez pourtant vigilant, et
prêt à redresser les choses à la moindre alerte.
Comme je l'étais moi même..."
Il vient de m'expliquer son cheminement, ce qui attise ses appréhensions.
La force d'un père qu'il est impossible de cerner tant il
a pris de dimensions immenses, tant il est difficile d'en faire
l'ascension, de comprendre sa vie et ce qu'il pense réellement.
A descendre en soi, comme ces japonais du Moyen Age qui transformaient
leurs faiblesses en forces, vous vous laissez recouvrir de rumeurs,
et de cris de vengeance, de hurlements et de pleurs. Vous vous êtes
laissé critiquer, calomnier, traîner dans les pires
bas-fonds de l'opprobe et de la haine qui vous était adressée,
suivant n'importe qui pour aller n'importe où, faisant n'importe
quoi.
Vous avez encaissé tous les coups, presque souhaité
qu'ils pleuvent encore plus fort, laissant les imbéciles
et les ignorants se déchaîner, s'acharner sur vous
que rien n'atteignait véritablement. Vous l'avez fait sans
retenue. Ad nauseam. Vous avez respiré la moindre parcelle
de noirceur quand il vous paraissait possible d'inverser cette parcelle
de noirceur et jamais vous ne désespériez de qui que
ce soit. Jamais vous ne jugiez qui que ce soit. Vous laissiez juste
les forces de la vie et des hommes faire ce qu'elle avaient à
faire et elles faisaient ce qu'elles décidaient de faire."
J'ai compris alors l'immensité de la souffrance qu'il avait
vécu, et l'immensité de la joie et de la simplicité
qu'il avait fallu lui opposer pour en venir à bout.
Sa parole se nouait : "C'est ce que je disais à mon
père : je sais quelle ont été vos peines, la
souffrance que vous éprouviez à la vue de vos sujets
frappés par le malheur. Je sais par quels sentiments vous
êtes passé à l'idée que tout ce en quoi
nous tenions était bafoué.
Il vous a fallu tout reconstruire, il vous a fallu remplacer sur
chaque pied, chaque jambe, chaque bassin, chaque thorax, chaque
cou et chaque tête. Refaire fonctionner les corps disloqués,
bafoués, profanés par le goût immodéré
de la suprématie sans limite de ceux qui se moquent bien
de noyer les hommes. La machinerie qui baignait leurs idées
s'est ouverte, noyant dans les passages difficiles, les pensées
asphyxiées de nos frères...
Je sais que vous ne le souhaitiez pas. Vous saviez que les choses
allaient pourtant s'arranger. Que le malheur a un corollaire : un
bonheur à inventer sans négation des anciennes douleurs.
J'ai vu si souvent votre visage se raviner des coups du sort rencontrés.
Vos pauvres sujets se battaient entre eux, ils encaissaient les
chocs, et chaque coup que recevait chacun d'entre eux, vous le receviez.
Vous avez saigné et des cratères en éruption
coulaient partout où des volcans s'étaient formés.
La pluie s'évaporait en tombant sur la lave en fusion dans
un grésillement sec, laissant la trace d'une brûlure
fulgurante à peine ébauchée, un cercle bleuté
aussitôt disparu ; mais abandonnant sur le basalte une trace
indélébile. Un rond comme cette planète, une
sphère complète comme un bateau pouvant couler mais
devant flotter, un sceau d'harmonie, irisé de quelques reflets
multicolores à peine visibles. Quelques volutes de fumée...
Je lui ai dit que j'étais venu alléger le fardeau.
Equilibrer ce qui devait l'être. Je lui ai dit que je prendrai
en relais partagé les peines qu'il portait, ramènerai
les forces disjointes dans le giron dont elles étaient issues.
Et que nous allions transformer ces contradictions et hantises dans
une maison où elles pourraient se dissoudre lentement.
Pour les brûler et régénérer le sol de
leur cendres...
Et nous allions puiser cette eau dans le puits pour étancher
la soif de ceux qui ne peuvent plus s'arrêter de boire. Soulager
ces cœurs disloqués, enfin d'apurer les dettes laissées
par nos aînés et effacer les cicatrices des horreurs
que nous avions ingurgitées. Ne faire que garder le souvenirs
heureux des instants dans lesquels nous nous étions promenés
à notre gré.
Je savais que nous ne serions libres que d'accentuer l'impression
de plaisir à laquelle nous avions soudainement éprouvé
l'envie d'accéder, et le miracle se produisant que cette
paix soit devenue possible. Sur cette terre, ailleurs que dans les
limbes. Sur cette terre, où je veux pouvoir prétendre
témoigner de la grandeur des hommes. Des hommes dont les
bontés et la générosité mêlées
sont la plus belle, la plus émouvante de toutes les choses
qui puissent exister.
Ces concerts auxquels je voulais vous apprendre à participer,
les fêtes que je donnais", fit-il comme s'adressant à
eux. "Auxquels vous aurez accès, comme moi, baignant
dans des eaux à priori hors-d'atteinte. Avec la volonté
de vous y retrouver. Force et faiblesse dont je suis ici pour rendre
compte."
J'étais sidéré qu'il m'ouvre aussi simplement
ce qu'il venait d'écrire. Il continua. A mesure qu'il lisait,
il devenait de plus en plus exubérant.
"Je ne faisais que rechercher la beauté à laquelle
on accède que dans le soucis de ce que l'on devient, quelque
soit sa vérité ou son identité, quelque soit
ses croyances ou sa philosophie. Toutes choses qui sont à
votre disposition. Laissez leur le temps de vous rejoindre. Vous
ne serez pas déçus de vos autres vous mêmes.
Vous ne serez pas décus de ce que vous serez capables de
faire dans le futur."
Il accentua encore l'impression qu'il m'avait faite en disant :
"l'étrange et permanente présence de vos frères,
toujours disposés à vous accueillir et les amours
toujours disposées à vous prendre par la main sont
votre réconfort.
Aucun miracle qui ne soit l'expression égoïste d'un
narcissisme dévorant sans un don complet à tous ceux
de sa condition. Aucun salut sans trouver le plaisir d'exprimer
son irrépressible attachement aux forces de l'esprit. Aucune
joie réelle sans l'envie partagée de vivre dans l'amour
des autres. Aucune possibilité de résurgence dans
cette vie et dans celles qui suivront, sans cet abandon qui ramène
au point de départ.
Reprenez des forces, amis... Et toi, dors bien, Mon Amour.
Ne soyez plus effrayés de cette violence... La vie est plus
forte. L'amour fait plus que la haine..."
Il se remit à énumérer ce qu'il avait été
contraint de dire : "Père, pourquoi les femmes sont-elles
parfois si malheureuses ? Pourquoi certaines d'entre elles éprouvent-elles
le désir de se défaire du bonheur d'anciennes histoires
non soldées ? Pourquoi se sont-elles vu infliger tant
de souffrances ?
Pourquoi cette possibilité du miracle de la vie présent
en elles si c'est pour leur reprendre leurs fils ? Pourquoi ce sentiment
d'impuissance et de rage muette face à l'injustice ?
Pourquoi cette propension à se voir opposer tant de colères
brutales, alors que la joie est destinée à arriver
par elles, elles qui nous donnent le bien le plus précieux,
la vie et le temps d'apprendre à aimer...
Pourquoi les femmes qui nous sont si incroyablement supérieures,
si fortes, si belles, si douces, si fragiles parfois, devraient-elles
subir des violences qu'elles n'ont pas inspirées ? Pourquoi
faudrait-il tant malmener vos filles, vos sœurs ou vos mères
?
Pourquoi faudrait-il leur imposer des taches subalternes, des métiers
avilissants, des occupations presque vides de sens, presque vides
de vie, quand nous pouvons donner une grandeur nouvelle à
leur beauté et à leur vie, un meilleur sens du don
de soi et de l'amitié.
Evitez que ne coulent leurs larmes...
Vous dont les gestes déconcertent, vous qui êtes un
créateur, qui êtes si incroyablement puissant et fort,
pourquoi vous détournez-vous parfois de vos plus belles inventions
? Pourquoi les laissez-vous s'abîmer, vieillir, rouiller,
souffrir de chacun de leurs membres alors que vous les avez conçues
pour la joie et le bonheur et l'allégresse, enfin accessibles
dans des fenêtres de temps étroites à élargir ?
Vous leur avez donné l'intelligence et le cœur, la beauté
présente en elles quelle que soit leur apparence physique,
la beauté d'être des femmes et de lutter aux côtés
des hommes afin de relever ce que nous ne souhaitions pas voir s'affaler,
les murs moisir sous la pluie...
Vous leur avez donné un monde à connaître, mais
vous n'avez si souvent pas paru tenir compte de leurs pleurs, de
leurs demandes et doléances, même si je sentais un
immense chagrin monter en vous. Il fallait l'estomper pour mieux
retrouver des lieux qui se révèlent protecteurs.
Remontez la pente des sentiments et des peines, effacez leurs pleurs,
et faites affleurer des sourires.
Rendez-leur les vies qui leur reviennent.
Nous, les hommes, n'avons pas toujours été tendres
avec elles. Nous, les hommes, les avons écrasées.
Nous les avons désirées, mais désirées
comme des poupées de chiffon, des animaux dociles, comme
des objets de plaisir. Nous qui voulions aimer, nous voilà
à notre tour prisonniers de nos extensions, ne sachant plus
leur parler et cherchant à retrouver une liberté qui
puisse se marier avec la leur, sans le secours d'un cœur que
trop de choses peuvent rendre obsolète. Sans parvenir à
recréer une balance harmonieuse entre elles et nous, à
retrouver une plus grande complicité, une entente enfin rendue
possible.
Elles sont nos garde-fous, nos limites intimes, elles sont les rives
que nous cherchons sans cesse à atteindre. Elles sont si
loin et pourtant si proches. Si contre nous elles vivaient, la vie
ne serait plus cet océan de misère, la vie redeviendrait
féconde et elle serait partout et toujours bonne avec nous,
nous accueillant dans chacune de ses places, nous accueillant dans
chacun de ses ports, le long de chaque courbe de leur peau. Nous
ne serions plus de sales adultes, gras et grossiers, vulgaires et
bruyants, veules et ivrognes, graveleux, bornés.
Nous serions enfin des hommes..."
Suite
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