Chapitre Troisième

Petite brise venant faire frissonner la surface des champs : les grandes étendues de lisier sont là, ouvertes pour rien, presque inutiles. Elles frissonnent. Le vent fait vibrer l'herbe, comme de longs cils avec un mot de passe à transmettre, une lointaine chanson de gestes qui va des uns aux autres, le long d'une ligne horizontale qui disparaît.

Seule la boue était censée les abriter. Mais ils pouvaient patauger des heures, ils n'arriveraient jamais jusqu'ici. Ils n'ont pas, ils ne peuvent pas avoir la volonté de s'incruster ici, de rester coincés sur place dans un pays menacé de désolation. Cet endroit ne peut pas les intéresser. C'est un point inconnu du globe. Avancer, c'est juste une envie de croire, un besoin de saisir quelque chose, d'attraper un objet. On capte ce qui arrive.

Avec une colle gluante.

Ce qu'il y a à comprendre ici, la lecture à faire de la situation, de la vie qui s'y est noyée, c'est qu'il y a eu une trop grande accumulation de blessures.

Un trop-plein de douleurs mal colmatées.

Des troupeaux sont parqués en contrebas dans le périmètre soigneusement cloisonné des lopins de terre, derrière des clôtures électrifiées et des routes qui ne mènent nulle part. Quand on rentre, c'est comme si on s'immergeait dans un esprit profond qui règne seul maître à bord, une idée sans contours précis qui baigne au fond de toutes les têtes, et qui les enferme une à une dans un malaise grandissant s'il n'est pas expliqué. Les pires choses doivent être consommées à petite vitesse pour qu'elles fassent le maximum de dégâts, c'est pourquoi il avait décidé d'agir vite, mais sans à-coup, sans remettre en question les fondations sur lesquelles reposaient ses piliers et repères favoris.

Il s'agissait seulement d'accomplir un miracle...

Ailleurs des avions décollaient, des destins se liaient sans s'attacher et dans les rangs, les pensées s'encadenassaient, des vôtres aux nôtres, et baignaient dans un mélange corrosif de silicone et de cuivre mêlés. Dans la boue de toutes les peines confondues où elles finissaient par atterrir. On retrouvait alors, une fois passés les écueils de la négativité et comme par éclipses, le goût de la lumière et celui des êtres vrais. Ils nous entouraient de leur compagnie, si nécessaire, si tellement indispensable, qu'une simple accentuation de leur présence pouvait tout aussi bien, et enfin, nous révéler le sens de notre propre présence.

Chaque jour appartient à tous et à personne. On descend dans les harmoniques pour mieux y remonter. On fait éclater les cloisons des compartiments sociaux pour mieux éprouver la chair, la chaleur, et la tendresse des femmes. Chaque chose se trouve mêlée à la juxtaposition des mélanges et nous laisse enfin libres de déambuler comme de simples passants. Plus de barrière qui ne soit étanche, plus de distance qui ne puisse être parcourue.

On se soucie simplement d'avoir accès à tout, ce en quoi on s'intime involontairement l'ordre de manquer de tout. Mais les réponses qui nous viennent, sous-tendues par la mécanique générale de l'univers, facilitent la recherche et le fait de trouver les solutions qui nous manquaient la veille... Il suffisait de chercher en soi et les autres se mettent à répondre à nos gestes et à nos paroles.

Tout était prêt, tout était là, enchevêtré, cloîtré dans un mélange qui résistait à tout, même au poids des années. Petits carrés gazonnés traversés par des lapins et des oeufs en chocolat. Un paysage de cocagne ouvert comme un jardin. Si le monde n'avait absolument aucun sens, rien ne nous empêchait d'en inventer un de toutes pièces.

Et les objets se mettaient à bouger.

Les hommes, eux, étaient souvent de plus en plus immobiles, de plus en plus coincés dans les quelques positions qui leur restaient, les dernières possibles en attendant que le soleil ne range son attirail, qu'il plie sa chaise, et rentre chez lui. Là bas, très loin, fermant ses volets... Il achèverait de décliner dans les mêmes lueurs rouges que celles du levant.

Lui, ne pouvait se résoudre à cette hypothèse... Il refusait la fatalité qui cherchait à s'installer. Seule comptait à ses yeux, la nécessité de la transformer en une forme de providence.

Black Doves, White Feathers...

Et il avait quitté les marches du monde. Et je l'avais enfin trouvé, assis à la table d'un café de son quartier, presque comme prévu. Il m'a regardé, un instant, de ce regard curieux qu'il porte sur tout ce qui l'entoure, puis il a repris la lecture de son journal. Je me suis installé face à lui, à sa table. Alors, il a levé la tête, d'un air un peu étonné, puis il m'a demandé si nous nous étions déjà rencontrés. M'a dit que mon visage lui était familier.

Et vous disiez qu'il était indifférent aux signes que vous lui envoyiez.

Je lui ai répondu qu'ici je ne connaissais que lui, que j'étais une sorte d'étranger qui parlait sa langue. Alors, il m'a regardé d'un air très amusé, intrigué, en tous cas, et il a placé devant mes yeux un petit carnet qu'il cachait sous les pages de Libération :

"Qu'est-ce que vous en pensez ?"

Il avait une drôle d'écriture, presque linéaire. J'ai lu le petit texte qu'il venait d'écrire. C'était une lettre. Cela commençait par ces mots:

"Père,

Je suis en colère et vous savez à quel point cette rage et cette haine qui gagne les hommes que l'on met à l'épreuve les rendent parfois misérables et dangereux."

Etrange entame... Je continuais.

"Vous sentez toujours l'image des guerres broyer le cœur des hommes... Et vous vous demandez pourquoi elles leur font baisser les bras. Ou lever la main sur ceux qu'ils devraient accueillir. Vous savez pourquoi la compréhension s'éclipse parfois si cruellement de leurs esprits. Combien les cris des miliciens, trop souvent, remplacent le chant des femmes et le rire des enfants... Les pleurs que l'on entend couler des yeux des mères sur le corps sans vie de leurs fils, quand bien même personne n'aurait abandonné son idéal de paix..."

J'ai reconnu, stupéfié, des mots auxquels j'avais moi-même pensé... Il avait inventé un texte que j'avais un jour imaginé écrire... J'ai poursuivi ma lecture...

"Cette charge de douleurs tendues, comme une évidence qui ronge la peau, vient tracer des sillons profonds dans une terre étrangère. Les rides, souvent si belles de nos remords qui s'effacent, ou se creusent davantage. Des sentiments diffus abolissent les gloires ou les victoires passées, et les rendent dérisoires.

Les quelques moments de fierté, appliqués comme un baume épais, pourraient tout aussi bien s'estomper s'ils ne prenaient la décision de se retirer du jeu, ou d'en atténuer les effets pervers. Leurs souvenirs sont mus par tout ce qui a été évacué, par tout ce qu'ils ont perdu, ou gagné. Mais il s'agit que l'on parle à présent à ces hommes, et que l'on puisse enfin entendre leur voix..."

J'étais intrigué :

"Voyant passer des silhouettes grimaçantes qui se déhanchaient maladroitement, leur démarche mal assurée rejoignant à nouveau les enfers et les no-man's lands où on les avait parqués. Aussi sûrement et aussi implacablement que si on leur en avait donné l'ordre, ils reviendraient alors à ces endroits sombres que n'habitent pas les vivants et d'où ils prépareraient de nouvelles catastrophes. Ce qui, désormais, était absolument hors de question.

Il n'y a jamais de gagnant dans une guerre... Si Dieu existe, il peut tout aussi bien avoir une longue barbe blanche que dix bras, ou une tête d'éléphant. Il doit être tout cela à la fois, et plus encore, capable de plus, comme principe cosmique s'imposant à la vie et disposant des liens de l'univers."

La lettre tremblait entre mes mains.

Face à lui, il fallait pouvoir croire à la liberté, à la naïveté et au hasard. Il répéta que si Dieu existe il ne pouvait mettre tant d'énergie à créer tant de beauté pour qu'on la foute en l'air. Il disait qu'un Dieu ne pouvait pas vouloir que l'on tue en son nom. Il disait qu'un Dieu avait pour principe l'ancienne et antique sagesse du "Tu ne Tueras point".

Thou Shalt Not Kill

Il s'agissait de maintenant dissoudre cette noirceur qui nous écartelait. De transformer la confusion en clarté et lucidité nouvelle. Nous voulions retrouver auprès de ceux qui nous en veulent pour ce que nous sommes, ce qui leur est indispensable de trouver auprès de nous.

Do what you want me to do.

Reprendre les négociations, patientes, de ceux qui sont contraints de s'entendre avant de finalement se comprendre.

On se met parfois à écrire pour croire à quelque chose," ajouta t-il "et on le proclame ostensiblement. On s'attache à la parole, au soutien des mots qui nous consolent ou nous protègent.

Ils flottent comme de petites barques, des poissons-pilotes venant se glisser sous nos idées, sous les fondaisons des navires où nous nous retrouvons enfin, afin de leur redonner un cap qui aille là où ils sont censés vraiment aller. Un lit, un matelas de petits moteurs électriques placés là pour déplacer les montagnes et les disposer, le long de guidées qui doivent les accueillir."

Des notes sur une portée... Je continuais à lire :

"Nous vivons parfois des temps de découragement. A colmater cette pauvre foi qui se fait la malle, bouge et bourre la machine, dans ses papiers comme dans ses ultimes concessions. La vie préfère se frayer un chemin dans le courant des ondes où nos yeux viennent se délaver. On se gorge instinctivement du temps qui disqualifie ou ramène au bord du bassin. A la beauté du geste.

La finale en résolution de l'idée.

C'est l'image d'une force annexée, d'une intelligence qui se débat, et finalement trouve. C'est que nous voulons vivre notre révolution permanente, le retournement de la nuit en jour, fatalité contre providence. Notre course doit sans cesse être rééquilibrée. Une chute en avant à constamment corriger, sans jamais la parfaire définitivement.

Rien qui ne semble parfait ni qui ne doive l'être.

Notre vie est enfouie au fond de notre esprit. Vous voyez, vous entrez dans ce bar. Je suis là comme une coquille, apparemment vide. Rien qui ne traduise ce que je suis, pense ou fait.

Les images que nous allumons viennent puiser et boire à la source d'un temps que nous avons emprisonné. Les hommes sont dans cette misère ou dans cette abondance, au milieu d'un tout vidé de sens, ou débordants de significations cachées. Le cynisme affleure encore en tous point pour traiter les belles âmes de doux rêveurs. Pour en vouloir à ceux qui veulent du mal au mal, malgré la difficulté qu'il y a parfois à définir ce qu'est le mal. C'est de temps en temps une attitude, un code social accepté dans ce que l'on croit être le camp adverse.

Cette bêtise du manichéisme, des uns contre les autres ne distinguant plus ce qui leur ressemble en face. Codes et règles sont plus souples dans ce que l'on a réellement la possibilité de faire. Aimer jusqu'à l'excès la vénération et l'adoration devrait rapprocher de ceux qui les vouent à devenir des êtres humains."

J'espère de tout mon cœur en être toujours un... Lui répondis-je.

"Je crois que vous pouvez vous tranquiliser. Nous rêvons parce que nous sommes en vie et que nous voulons le rester. Nous emboîtons le pas de nos pères sans vouloir faire les mêmes erreurs. Nous marchons dans leurs traces. Nous marchons parce qu'il faut avancer. Rassurez-vous"

La statue disparaît brusquement lorsqu'on la dépasse. On laisse derrière soi les paysages de grattent-ciel où sont définis les besoins de chacun, afin que les lois puissent venir de partout. Un manège continue à tourner sur le parvis. La part visible des mécanismes enfouis dans les profondeur du souterrain, venant trahir la lenteur des mouvements en cours. Nous sommes à La défense et nous partons rejoindre la ville.

Cette vision de la tectonique des plaques reste en nous longtemps après avoir quitté le quartier des affaires, où le respect des échéanciers, les plans de diversification des codes-métier, les nécessités qu'impose la quincaillerie aux prises avec laquelle nous sommes, triturent les méninges des employés modèles.

Alors on tremble un peu en attendant que la probatoire se transforme en licence d'exploitation en bonne et due forme. Il pleut. Un gendarme déguisé en jogger vous dépasse, le corps protégé par un sac poubelle... Vous comprenez le message et reconnaissez son auteur. Vous allez vous réfugier dans le métro en chantant à tue-tête "Singing in the Rain" aux passants qui vous regardent comme si vous vous étiez échappé de quelque part."

C'est exactement ça, quand on y réfléchit...

Vous êtes sorti de votre appartement pour humer le bon air, le bonheur de la cité. Vous vous repassez le film en détachant chacun des mots pour accroître encore un plaisir qui s'accentue.

Nous avons malencontreusement l'honneur de vous signifier votre licenciement à compter du, etc. En conséquence de quoi, vous ne faites plus partie des services du ceci cela, où vous prétendiez exercer une fonction, cher petit signe des temps. Tout ce que vous pourriez dire pourra être retenu à l'encontre de votre défense. Nous sommes sincèrement désolés. Vous avez droit à un avocat et à des cigarettes, maintenant, pour ce que nous en avons à faire... Tchao, et bonne chance !

Mais vous êtes venu chercher quelque chose que vous avez reçu et dont personne n'a encore remarqué la disparition, parce que personne ne savait que de telles choses pouvaient exister et encore moins que l'on pouvait en trouver là où ils passaient le plus clair de leurs journées.

Nous avançons parce que nous aimons quelque chose qui ne sera pas dit. Les choses se faisaient. Les choses arrivaient. Dans l'ombre et le silence comme dans la lumière."

Je n'aurai cédé ma place face à lui à personne... Sachant qui il était... Il était temps que s'ouvrent grand les vannes !

J'appelai le garçon pour qu'il nous apporte à boire.

"Vous savez, je suis comme ces illuminés. La pluie tombant du ciel m'a désaltéré. Prenez le temps de vous offrir une chose qui se trouve dans n'importe quel magasin : la joie. Goûtez cet instant en vous réjouissant d'y être convié... L'attente s'achève quand repartent les messagers de l'aube ou les journalistes du matin. La croisée des contraires est sur le point de s'accomplir, vous voyez ce que je veux dire ? Le rétrécissement ambiant doit maintenant s'élargir. La vie devrait être plus abondante, y compris là où elle pullule.

Nous sommes dans l'ouverture, la partition d'un passage qui s'ébauche. Chaque signe ajoute, chaque mesquinerie retranche aux hommes que nous sommes devenus une part de ce qu'ils sont. La pluie a délayé la sève des arbres, elle est venue récompenser le temps passé à attendre, à dissoudre les frustrations, à faire tomber la chaleur, à balayer la poussière et à ignorer la sécheresse de ceux qui ne veulent pas s'expliquer.

Un collier pend autour de votre cou comme un chapelet de petites charges ajoutées à celles qui voudraient vous faire courber le dos. On vous donne et vous recevez des briques que l'on appose les unes aux autres. Des murs et des voûtes à bâtir montent silencieusement au milieu du vacarme.

Des arches pour fêter le printemps de tous les temps à venir.

"Please, Stop the fight..." Il y avait de la place dans l'architecture qui s'ébauchait.

"Je sens que nous sommes dans la configuration parfaite. Notre conversation est écoutée. Elle part se perdre, ou se retrouver chez ceux qu'elle est censée toucher. Nous sommes dans l'édification d'un sens sans idéologie, autre que celle d'hommes enfin responsables, renforçant leur capacité à s'accepter les uns les autres. Enfin réconciliés avec eux-mêmes et avec les femmes qu'ils aiment."

Cette beauté, cette force qui vient de la joie la plus pure, du plus haut sentiment de la vie, je la tiens de lui. Il me reprend : "Je cherche chaque jour à parler de ce qui me parait digne d'une seconde d'attention. Acceptez cette lumière  ; elle est venue ouvrir des temps d'abondance et de joie. Elle se dirige à nouveau vers des temps d'abondance et de joie.

Il reprit ce qu'il avait écrit. Une lettre à celui qui pouvait décider...

"Père, pourquoi avoir laissé s'installer la discorde, pourquoi avoir laissé les difficultés se multiplier ? J'ai vu vos trébuchements, votre armure fissurée de toutes parts. J'ai vu votre force immense niée, la douceur lovée au fond de votre cœur se flétrir, votre front se charger de lourde lignes le labourant en profondeur. J'ai vu votre peine, les terres se transformer en labyrinthes. J'ai vécu votre solitude, accédé à l'immensité de votre frustration.

Vous avez laissé la violence vous envahir avec l'espoir secret de pouvoir la diriger et, ensuite, de la dissoudre. Vous vous êtes laissé couler au fond du monstre, dans ses arcanes et arborescences, au cœur de ses entrailles. Vous laissiez passer comme un sentiment d'impuissance, la conscience qu'impose un cas de force majeure contre lequel on ne peut rien. Vous étiez pourtant vigilant, et prêt à redresser les choses à la moindre alerte. Comme je l'étais moi même..."

Il vient de m'expliquer son cheminement, ce qui attise ses appréhensions. La force d'un père qu'il est impossible de cerner tant il a pris de dimensions immenses, tant il est difficile d'en faire l'ascension, de comprendre sa vie et ce qu'il pense réellement.

A descendre en soi, comme ces japonais du Moyen Age qui transformaient leurs faiblesses en forces, vous vous laissez recouvrir de rumeurs, et de cris de vengeance, de hurlements et de pleurs. Vous vous êtes laissé critiquer, calomnier, traîner dans les pires bas-fonds de l'opprobe et de la haine qui vous était adressée, suivant n'importe qui pour aller n'importe où, faisant n'importe quoi.

Vous avez encaissé tous les coups, presque souhaité qu'ils pleuvent encore plus fort, laissant les imbéciles et les ignorants se déchaîner, s'acharner sur vous que rien n'atteignait véritablement. Vous l'avez fait sans retenue. Ad nauseam. Vous avez respiré la moindre parcelle de noirceur quand il vous paraissait possible d'inverser cette parcelle de noirceur et jamais vous ne désespériez de qui que ce soit. Jamais vous ne jugiez qui que ce soit. Vous laissiez juste les forces de la vie et des hommes faire ce qu'elle avaient à faire et elles faisaient ce qu'elles décidaient de faire."

J'ai compris alors l'immensité de la souffrance qu'il avait vécu, et l'immensité de la joie et de la simplicité qu'il avait fallu lui opposer pour en venir à bout.

Sa parole se nouait : "C'est ce que je disais à mon père : je sais quelle ont été vos peines, la souffrance que vous éprouviez à la vue de vos sujets frappés par le malheur. Je sais par quels sentiments vous êtes passé à l'idée que tout ce en quoi nous tenions était bafoué.

Il vous a fallu tout reconstruire, il vous a fallu remplacer sur chaque pied, chaque jambe, chaque bassin, chaque thorax, chaque cou et chaque tête. Refaire fonctionner les corps disloqués, bafoués, profanés par le goût immodéré de la suprématie sans limite de ceux qui se moquent bien de noyer les hommes. La machinerie qui baignait leurs idées s'est ouverte, noyant dans les passages difficiles, les pensées asphyxiées de nos frères...

Je sais que vous ne le souhaitiez pas. Vous saviez que les choses allaient pourtant s'arranger. Que le malheur a un corollaire : un bonheur à inventer sans négation des anciennes douleurs. J'ai vu si souvent votre visage se raviner des coups du sort rencontrés. Vos pauvres sujets se battaient entre eux, ils encaissaient les chocs, et chaque coup que recevait chacun d'entre eux, vous le receviez.

Vous avez saigné et des cratères en éruption coulaient partout où des volcans s'étaient formés. La pluie s'évaporait en tombant sur la lave en fusion dans un grésillement sec, laissant la trace d'une brûlure fulgurante à peine ébauchée, un cercle bleuté aussitôt disparu ; mais abandonnant sur le basalte une trace indélébile. Un rond comme cette planète, une sphère complète comme un bateau pouvant couler mais devant flotter, un sceau d'harmonie, irisé de quelques reflets multicolores à peine visibles. Quelques volutes de fumée...

Je lui ai dit que j'étais venu alléger le fardeau. Equilibrer ce qui devait l'être. Je lui ai dit que je prendrai en relais partagé les peines qu'il portait, ramènerai les forces disjointes dans le giron dont elles étaient issues. Et que nous allions transformer ces contradictions et hantises dans une maison où elles pourraient se dissoudre lentement.

Pour les brûler et régénérer le sol de leur cendres...

Et nous allions puiser cette eau dans le puits pour étancher la soif de ceux qui ne peuvent plus s'arrêter de boire. Soulager ces cœurs disloqués, enfin d'apurer les dettes laissées par nos aînés et effacer les cicatrices des horreurs que nous avions ingurgitées. Ne faire que garder le souvenirs heureux des instants dans lesquels nous nous étions promenés à notre gré.

Je savais que nous ne serions libres que d'accentuer l'impression de plaisir à laquelle nous avions soudainement éprouvé l'envie d'accéder, et le miracle se produisant que cette paix soit devenue possible. Sur cette terre, ailleurs que dans les limbes. Sur cette terre, où je veux pouvoir prétendre témoigner de la grandeur des hommes. Des hommes dont les bontés et la générosité mêlées sont la plus belle, la plus émouvante de toutes les choses qui puissent exister.

Ces concerts auxquels je voulais vous apprendre à participer, les fêtes que je donnais", fit-il comme s'adressant à eux. "Auxquels vous aurez accès, comme moi, baignant dans des eaux à priori hors-d'atteinte. Avec la volonté de vous y retrouver. Force et faiblesse dont je suis ici pour rendre compte."

J'étais sidéré qu'il m'ouvre aussi simplement ce qu'il venait d'écrire. Il continua. A mesure qu'il lisait, il devenait de plus en plus exubérant.

"Je ne faisais que rechercher la beauté à laquelle on accède que dans le soucis de ce que l'on devient, quelque soit sa vérité ou son identité, quelque soit ses croyances ou sa philosophie. Toutes choses qui sont à votre disposition. Laissez leur le temps de vous rejoindre. Vous ne serez pas déçus de vos autres vous mêmes. Vous ne serez pas décus de ce que vous serez capables de faire dans le futur."

Il accentua encore l'impression qu'il m'avait faite en disant : "l'étrange et permanente présence de vos frères, toujours disposés à vous accueillir et les amours toujours disposées à vous prendre par la main sont votre réconfort.

Aucun miracle qui ne soit l'expression égoïste d'un narcissisme dévorant sans un don complet à tous ceux de sa condition. Aucun salut sans trouver le plaisir d'exprimer son irrépressible attachement aux forces de l'esprit. Aucune joie réelle sans l'envie partagée de vivre dans l'amour des autres. Aucune possibilité de résurgence dans cette vie et dans celles qui suivront, sans cet abandon qui ramène au point de départ.


Reprenez des forces, amis... Et toi, dors bien, Mon Amour.

Ne soyez plus effrayés de cette violence... La vie est plus forte. L'amour fait plus que la haine..."

Il se remit à énumérer ce qu'il avait été contraint de dire : "Père, pourquoi les femmes sont-elles parfois si malheureuses ? Pourquoi certaines d'entre elles éprouvent-elles le désir de se défaire du bonheur d'anciennes histoires non soldées ? Pourquoi se sont-elles vu infliger tant de souffrances ?

Pourquoi cette possibilité du miracle de la vie présent en elles si c'est pour leur reprendre leurs fils ? Pourquoi ce sentiment d'impuissance et de rage muette face à l'injustice ? Pourquoi cette propension à se voir opposer tant de colères brutales, alors que la joie est destinée à arriver par elles, elles qui nous donnent le bien le plus précieux, la vie et le temps d'apprendre à aimer...

Pourquoi les femmes qui nous sont si incroyablement supérieures, si fortes, si belles, si douces, si fragiles parfois, devraient-elles subir des violences qu'elles n'ont pas inspirées ? Pourquoi faudrait-il tant malmener vos filles, vos sœurs ou vos mères ?

Pourquoi faudrait-il leur imposer des taches subalternes, des métiers avilissants, des occupations presque vides de sens, presque vides de vie, quand nous pouvons donner une grandeur nouvelle à leur beauté et à leur vie, un meilleur sens du don de soi et de l'amitié.

Evitez que ne coulent leurs larmes...

Vous dont les gestes déconcertent, vous qui êtes un créateur, qui êtes si incroyablement puissant et fort, pourquoi vous détournez-vous parfois de vos plus belles inventions ? Pourquoi les laissez-vous s'abîmer, vieillir, rouiller, souffrir de chacun de leurs membres alors que vous les avez conçues pour la joie et le bonheur et l'allégresse, enfin accessibles dans des fenêtres de temps étroites à élargir ?

Vous leur avez donné l'intelligence et le cœur, la beauté présente en elles quelle que soit leur apparence physique, la beauté d'être des femmes et de lutter aux côtés des hommes afin de relever ce que nous ne souhaitions pas voir s'affaler, les murs moisir sous la pluie...

Vous leur avez donné un monde à connaître, mais vous n'avez si souvent pas paru tenir compte de leurs pleurs, de leurs demandes et doléances, même si je sentais un immense chagrin monter en vous. Il fallait l'estomper pour mieux retrouver des lieux qui se révèlent protecteurs.

Remontez la pente des sentiments et des peines, effacez leurs pleurs, et faites affleurer des sourires.

Rendez-leur les vies qui leur reviennent.

Nous, les hommes, n'avons pas toujours été tendres avec elles. Nous, les hommes, les avons écrasées. Nous les avons désirées, mais désirées comme des poupées de chiffon, des animaux dociles, comme des objets de plaisir. Nous qui voulions aimer, nous voilà à notre tour prisonniers de nos extensions, ne sachant plus leur parler et cherchant à retrouver une liberté qui puisse se marier avec la leur, sans le secours d'un cœur que trop de choses peuvent rendre obsolète. Sans parvenir à recréer une balance harmonieuse entre elles et nous, à retrouver une plus grande complicité, une entente enfin rendue possible.

Elles sont nos garde-fous, nos limites intimes, elles sont les rives que nous cherchons sans cesse à atteindre. Elles sont si loin et pourtant si proches. Si contre nous elles vivaient, la vie ne serait plus cet océan de misère, la vie redeviendrait féconde et elle serait partout et toujours bonne avec nous, nous accueillant dans chacune de ses places, nous accueillant dans chacun de ses ports, le long de chaque courbe de leur peau. Nous ne serions plus de sales adultes, gras et grossiers, vulgaires et bruyants, veules et ivrognes, graveleux, bornés.

Nous serions enfin des hommes..."


Suite

Acheter le Book of Love