Il avait baigné ce matin dans une eau transparente. Marché
le long de la mer. Des choses étaient venues. Comme ouvertes.
Comme un passage lumineux qui guidait. L'enfant pour la première
fois sur le sable et au contact de l'océan. Et naviguer sur
cette mer déchaînée. Sailing on this terrible
ocean... Pour transmettre ces visions d'eau où nager dans
une lumière claire que nous pouvions atteindre. Que nous
pouvions recréer. Que nous devions recréer. Flotter
dans cette atmosphère. Soudain il se retourne et me dit avec
un sourire...
"La beauté est la forme visible d'un amour qui pénètre
tout."
L'ami qui le dit vous regarde avec confiance de ses yeux perçants.
Il sait ce que vous allez demander... Jeenah rentrait chez elle.
Nous sommes partis sur un coup de tête. C'était possible,
alors nous l'avons fait... Il m'a invité dans son île.
Si loin de tout, nous sommes maintenant sur la plage.
"Donnez-leur de l'oxygène. Ce sont des hommes, des femmes,
des enfants. Donnez-leur de l'oxygène. Ce sont des animaux,
des plantes, des pierres. Brisées et calcinées...
Donnez-leur de l'eau. Donnez leur à boire de nouveau.
Oxygène et hydrogène sont mêlés au cœur
de l'eau. Hydrogène, symbole le plus simple de l'univers.
Cercle dans lequel on entre et sort à volonté. Forme
de planète unie. Energie cosmique des étoiles. Superposition
de la lune et du soleil. Anneau dans le ciel et à notre doigt...
Principe des incas, des égyptiens et de ceux qui osent partager
le milieu des lignes de démarcation, l'intersection des choses
et des avis, transcender les colères et en faire des dialogues,
des palabres bienheureuses, des chants d'amour...
"Père... Ne broyez pas vos meilleurs fils..."
Il a emporté le texte de Paris.
Il nous faut encore vaincre la difficulté de l'attente. Endurer
la longue négociation de ce que nous sommes censés
devenir. Nous laissons si souvent des gens disposer de notre destin.
Les Hommes sont si souvent arc-boutés, esprits contre esprits.
Frères qui ne savent pas qu'ils sont frères. Les mêmes
pans d'une même mer ouverte.
Dis-moi si tu connais réellement tes frères ? Tes
frères qui te parlent...
Tout ce que je vois est une nature et un espace à protéger,
et d'urgence. Des enfants à aimer et à aider à
grandir, dans le respect des envies de tous. Je suis devenu comme
ces bonnes âmes, idéalistes et crédules, et
j'en suis fier. Je sais comment fonctionne la mécanique générale.
Je relève du sordide enfin dépassé, comme du
fragile en équilibre. Nous nous sommes quitté pour
l'après-midi. Il m'avait laissé son numéro
de téléphone. Quelle étrange complexion des
choses...
Et voilà qu'à mon âge, dans cette rue que j'avais
suivie, j'avais eu le numéro de téléphone le
plus important du monde et peut être pas uniquement à
mes yeux. La hot-line la plus puissante qui ait jamais existé...
Toute la terre parlait de lui. Il était présent indirectement
dans tant d'endroit. On ne connaissait pas son visage mais on avait
entendu parler de lui de toutes sortes de façons. Et voilà,
qu'au bout de quelques jours seulement, il m'avait invité
chez lui, dans son "paradis tropical".
Sa seule véritable prière était de souhaiter
que chaque homme et chaque femme se sente toujours partie intégrante
de ce monde et n'en soit jamais exclu...
Les erreurs faites et les regards glanés, l'entêtement
de bêtes traquées où nous avions cru être,
moi et mes amis du bout du monde, s'estompaient. Au droit d'un passé
qui doit maintenant se stabiliser, d'une colère qui doit
s'apurer pour nous permettre de comprendre ce qui nous arrive.
Nous savions maintenant qu'un avenir auquel il faudrait participer
sans ostracisme, sans rejeter ou disqualifier, existait. Simplement
encourager que l'on soit sarcastique et libre d'exercer son esprit.
Et patiemment apprendre des autres auxquels on doit tout.
Apprendre à ne pas s'imposer des choses impossibles.
Pour que puisse revenir un bonheur dont nous soyons assurés.
Pour que les couleurs soient ravivées jusqu'au fond des cités.
Pour que disparaisse l'écume et la suie qui les recouvrent
souvent. Pour que des pans de mur apparaissent doucement, peints
des motifs vifs de la jeunesse. Pour que l'architecture ne soit
plus un problème de moyens, mais de grands... Pour que la
haine ne s'installe pas, pour que des listes noires ne soient pas
dressées, que les armées soient là pour aider
en cas de catastrophes, et que la vie toujours soit première
et résultante de nos choix et de nos aspirations, que les
rires s'installent, nous qui sommes si différents et si semblables,
pour qu'une forme de fraternité s'installe.
Il rêvait de la femme qui désormais l'accompagnait.
Ne savait pas qu'il venait de la croiser. Jeenah n'était
pas une femme comme une autre. Un mythe symétrique construit
dans l'antimatière absolue.
"Je t'ai vu si souvent, faille noire dans l'encre de la nuit."
Elle lui avait répondu de mille manières : "Là
réside la solution que vous cherchez : laissez affleurer
ce qui vous fait peur, affrontez la bête qui s'agite en vous,
le monstre que vous auriez pu devenir — et que vous ne
serez pas — quand chaque pas nécessaire aura été
posé en face de chaque pas nécessaire.
Vous serez libéré..."
Des chansons montaient, dans une lumière encore voilée.
Notre mission, nous qui pensions ne pas aimer les missionnaires,
consistait à trouver des nourritures qui nous assouvissent,
la somme des responsabilités qu'il faudrait désormais
assumer. Les talents que nous aurions à laisser parler, la
possibilité que nous avions maintenant de transformer cet
endroit en un bien plus durable à l'intention de tous.
A l'intention de ce qui en nous était universel.
Cherchant à tout connaître de ce qui était humain.
Il y avait tant de mondes différents, un seul où vivre.
Et nous nous connaissions si mal. Nous nous battions comme des rats
dans les caves d'un navire en train de couler et, au lieu de colmater
les brèches, nous ne faisions que chercher à savoir
qui avait fait le trou pour le tailler en pièce.
Quand rien ne semblait expliquer les réponses non souhaitées,
ni fournir des explication qui nous satisfassent. La faute n'était
peut être ni le fait des uns, ou des autres, mais peut être
celle d'un rocher qui venait de traverser la coque.
Vaguement contre-productif...
Ces guerres qui cherchaient à naître se prolongeaient
alors... Quand parler se faisait autour de la haine brandie comme
une arme contre le manque d'amour et que l'étroitesse supposée
des autres leur répondait. Les pénuries nous renvoyaient
instantanément au Moyen Age.
Pénurie d'âme, pénurie de vision, nous ne savions
pas qui était le responsable mais il nous en fallait un.
Dangereux, dans ce cas, de dépasser des travées encombrées...
Je l'ai retrouvé deux jours plus tard... J'étais resté
à la maison contemplant à la télévision
le génie créatif des militaires. Nous nous sommes
accoudé à une balustrade en regardant l'Océan
Indien aller et venir. Rien ne semblait le différencier des
autres passants. Même singularité que tous ceux qui
nous entouraient. Il ébauchait des paroles, un livre peut
être...
Mais quel livre ce serait alors... Un livre écrit par lui,
après ce qu'il avait vécu, ce qu'il vivait et ce qu'il
était sur le point de connaître. Est-ce que cela transparaîtrait
? Y verrait-on le fruit des expériences connues. Ce parcours
invraisemblable... Ce karma inouï. Lui commentait les idées
par lesquelles il pouvait passer...
"Nous ignorions que les vérités humaines ont
toujours au moins deux faces. Nous ignorions que le contraire de
la vérité est toujours la vérité dont
nous contemplons l'envers, encore lié à la façade
précédemment visible que nous contemplions à
l'instant et que nous croyons à tord, à présent
cachée. Deux parts du même objet.
Nous ignorions que nos ennemis sont persuadés que ce sont
nous, les ennemis, là où nous ne devrions distinguer
que des hommes et des femmes auxquels nous sommes en mesure de parler.
Nous ignorions qu'ils sont aussi les amis des uns et des autres
et que les raisons qui nous opposent ne sont que le produit, l'image
fabriquée, révélée, aussi parfaitement
nette, d'angles de vue qu'il serait possible d'interchanger entre
eux. Si nous avions le peu de puissance supplémentaire nécessaire
pour aller librement de l'un à l'autre des points où
nous nous tenons."
Il ajoutait : "Si nous pouvions distinguer l'ensemble, le panorama
plus large, auquel ils appartiennent tous deux, nous trouverions
ridicule qu'on puisse vouloir les dissocier, vouloir les séparer,
même si cette vision satisfaisait des esprits qui souhaitent
en rester à un stade incomplet des choses...
Ennemis qui sont frères entre eux au sein d'une nouvelle
dimension qu'ils ignorent encore.
Il leur suffira de la découvrir... Frères et amis
qui se retrouvent soudain sont parts intégrantes d'un même
ensemble, d'une singularité aussi évidente à
distinguer que le simple pas à faire en arrière pour
embrasser du regard la planète sur laquelle nous nous tenons
tous !
Nous sommes tous parts d'une même souche, d'une même
origine, et nous nous battons malgré le miracle évident
de la providence.
Si nous voulions savoir ce qui nous avait différenciés
sans nous défigurer, sans éprouver le bonheur que
nous aurions du ressentir à l'idée que cette richesse,
si présente autour de nous, tout serait un renvoi à
une forme d'harmonie possible. Une harmonie encore plus présente
à son toucher.
A son contact.
Nous avions fait tellement d'approximations, tellement perdu de
temps et d'hommes.
Tellement créé de problèmes.
Raté tant de rendez-vous.
Tant de malentendus. Tant d'acharnement à ne pas comprendre.
De diversions créées.
De la surdité. A vivre nos vies sans savoir qu'elles faisaient
partie de la vie plus grande de l'univers. Aussi riches et aussi
complexes. Aussi pleines d'une immensité qu'on ne pouvait
mesurer. Chaque particule nous habitant gravitant en nous comme
autant de planètes et d'étoiles. D'un présent
qui se produisait partout de la même manière ou presque.
En cet instant précis, nous n'en connaissions que des parties
friables, approximatives.
Malgré l'amour qui nous portait, malgré le mystère
qui nous habitait, la recherche d'une explication que nous cherchions
tous. Nous pensions souvent vivre des vies incomplètes. Or,
chaque être présent était, comme en orbite,
vivant, pleinement vivant. Sans qu'aucune mesure de restriction
ne puisse être appliquée à son libre arbitre,
tant manquaient de feu, les injonctions qui trituraient notre quotidien.
Mais nous avions maquillé en noir ce qui était clair.
Nous avons grimé cette réalité qui nous faisait
tant souffrir. Nous flottons souvent sur des mers d'antidépresseurs,
presque emportés par des torrents informationnels. Il nous
fallait étendre les teintes pales et légères.
Lier entre elles, les mariées, les veuves, les femmes qui
portent la vie et les enfants qui portent en eux l'avenir.
Il fallait fuir les psychanalystes quand la souffrance pouvait s'éclipser
autrement : en nous parlant directement. Il y avait d'autres choses
à faire et à construire. A l'extérieur de leurs
terrains de jeu exigus. Dans le flot d'une agitation qui ne se conformerait
jamais à leurs dires. Autrement, ailleurs...
D'une manière qui ne nous enchaîne pas.
D'une manière qui nous ouvre des terres inconnues. Tout ce
que je ne pouvais réaliser, coincé dans ma prison
d'orgueil, dans mon sarcophage de papier, mon espèce de chrysalide
verrouillée à double tour, c'est que cette injonction
faite de rester à demeure, dans des chambres où l'on
vaporisait des gaz soporifiques la nuit, était forcément
destinée à nous cacher l'essentiel.
Il fallait sortir du coton qui assourdissait tout."
C'était la voix toute simple d'un homme à qui était
arrivé une vie, une vie plus large que la sienne, une vie
à partager, un homme qui s'était toujours obstiné
à ne pas comprendre l'évidence de la beauté.
De la gentillesse. Du génie des autres. A toujours rejeter.
A toujours se méfier. A toujours se protéger.
Un homme qui avait sous estimé les hommes. Et le bien dont
ils sont capables. Leur capacité à se réunir
pour s'entraider, pour faire ce que seuls ils ne pourraient jamais
faire.
Dormant au paradis selon leurs termes. Selon des termes ultramodernes.
Dans l'essence même de ce qu'ils recherchaient.
Voulant puiser dans ces valeurs des biens dont ils pourraient toujours
disposer en abondance. Voulant goûter le vertige et l'ivresse
de l'amour. Savoir ce qu'il advenait des sentiments quand ceux ci
allaient se poser ailleurs, quand s'interrompait le contact. Demandant
à être rassurés et confortés dans les
choix qu'ils faisaient.
"La plupart d'entre eux me rappelaient à des devoirs
dont je ne tirais pas de bénéfice, mais qu'il me fallait
néanmoins honorer comme contrepartie d'une charge dont on
ne sait si elle vous est simplement échue par la grâce
d'un hasard, on si vous la tirez d'une démarche volontaire.
Vous-même hésitez, tant est grande la disproportion
entre votre désir et la réalité intangible
d'une situation que vous n'aviez pas souhaitée. Vous savez
transformer la fatalité en providence. Guérir, faire
naître des parcours aux yeux du monde.
Et vous recevez des présents insensés. Des marques
d'affection inouïes. Des critiques d'une justesse qui vous
font avancer. Les dialogues impensables que vous entretenez avec
ces hommes et ces femmes extraordinaires vous feraient douter de
la misère que vous traversez. Presque souhaiter l'indifférence
et l'invisibilité, alors même que vous savez que la
seule manière de vous punir serait d'exaucer vos prières.
Alors vous ne savez plus quoi souhaiter pour vous-même et
vous commencez à souhaiter des choses pour les autres.
Vous commencez à veiller sur leurs vies, et à secrètement
déposer des présents au devant d'eux, à éloigner
la foudre et le mauvais sort. Vous faites des présents dont
vous ne voulez pas être remercié, quand bien même
vous seriez en difficulté. On vous reproche de les faire,
de ne pas les faire aveuglément.
Il y a une sorte de grandeur dans cet apparent dénuement.
Dans l'éloignement entre ce que vous possédez et ce
que vous offrez. Vous commencez à utiliser des charmes, des
philtres et des sortilèges. Insensiblement vous vous transformez
et cherchez des points d'appui, des résistances. Comme on
éprouve la solidité d'un lien. Vous vous fixez de
nouveaux défis. Comme de guérir des fléaux
plus larges. Qu'est-ce qui donne une présence à cette
situation, hormis le fait que nous étions tous là.
Tous présents en ce moment. Le soulagement était enfoui
quelque part en nous.
Il ne demandait qu'à éclore.
La trouver paraissaient si facile quand tout le monde pouvait en
tirer un enseignement, ou un bénéfice. Personne n'y
perdait parce que le futur nous donnait une chance de construire
ce qui manquait encore. De l'ombre portée naîtrait
la projection et finalement l'objet même de la quête.
Il prendrait corps dans une forme plus belle."
Son talent d'alchimiste était légendaire.
"Faites de ce qui vous entoure un endroit plus agréable
à vivre" se plaisait-il à dire. "Faites
la paix avec vous-mêmes. Réconciliez-vous avec vous-mêmes.
Puis avec les autres. Bâtissez... Je vous causais moi-même
le grand tort de ne pas suffisamment m'accepter. De refuser votre
sollicitude écrasante, votre amour et votre haine.
Je n'avais pas appris à soulever la légèreté
absolue des poids les plus lourds.
On ne se rendait pas compte qu'il y avait de la place pour tous
et que l'économie n'était pas une question d'économies
mais d'accroissement de la richesse qui est en nous, de nos capacités
d'imagination et de créativité. C'est la créativité
qui empêcherait le malthusianisme ambiant. C'est la créativité
qui répondrait aux problèmes qui nous venaient.
C'est la créativité qui solutionnerait les équations
les plus difficiles et qui accomplirait les missions impossibles.
L'expansion du nombre des habitants de la terre n'était pas
source d'amoindrissement. Au contraire.
Elle était source d'une plus grande énergie.
D'une plus grande force. Nous serions plus riches de ce que ces
hommes et ces femmes, qui demandaient à naître, nous
apporteraient si nous savions les accueillir.
Il nous appartenait d'imaginer les solutions qui leur permettraient
d'accéder à leurs propres potentiels. Comme on accède
à un trésor patiemment enfoui. For it can't be found.
Or on croyait qu'il n'y avait rien à faire. On croyait qu'il
n'y avait personne à qui parler.
Pas de travail, pas d'argent, pas d'espoir, pas de vie future possible.
L'inaction et l'ennui étaient seuls censés nous attendre.
C'était faux.
L'argent existait et il décuplait l'énergie, il construisait,
il aménageait, permettait à une harmonie, une sophistication,
d'exister mais il n'était rien sans une générosité
de base qu'on appelle l'intelligence de cœur. Le principal
était à l'intérieur. L'essentiel, un ami le
disait, est invisible pour les yeux. Boucle bouclée. Final
et résurgence.
Comment recevoir davantage en donnant qu'en prenant ?"
On revivait une lointaine histoire, camouflée dans les replis
épais du temps. Un lien avec des fantômes distants
qui nous parlaient.
"Il n'y avait jamais eu tant de travail à accomplir.
Il n'y avait jamais eu tant de choses à faire. Proches ou
lointaines. Mieux connaître les autres libérait...
Chacun avait sa place à prendre. Chaque effort devait être
récompensé.
Chacun avait son temps à utiliser. Nous avions à nous
transmettre notre savoir. Nos nouvelles connaissances. Ce que nous
avions inventé ne devait être pas source de mort, de
perfectionnement de moyens de mort, ou de discriminations. C'était
la source d'un développement à venir, d'un perfectionnement
de l'art de vivre.
Mais certains perdaient le contrôle des machines qu'ils créaient.
Nous avions inventé des outils puissants et nouveaux. Chaque
strate venant recouvrir les précédentes, cherchant
à les améliorer. Certains s'étaient crus perdus
en chemin. Tout allait trop vite à leurs yeux... Les fosses
se remplissaient de déchets. Ils avaient raison dans le cadre
de leurs raisons. Nous avions des torts à invoquer dans le
cadre de leurs torts.
Le rythme battait. Un chantier immense en cours. Une vaste redéfinition
du monde agissant en permanence pour transformer les bases sur lesquelles
il s'appuyait, et nous en proposer de nouvelles.
Ce que nous étions désormais censés vivre.
Les étapes se positionnaient dans une définition inédite.
Les grilles se superposaient. Elles n'étaient plus exactement
ce que nous en faisions. Elles nous échappaient parfois.
Des surprises apparaissaient, visuelles et cognitives. Les coïncidences
liant les points aux points. Nous n'avions pas toujours dirigé
ces inventions dans les directions souhaitées. Nous avions
à la fois négligé notre charge d'expérience
et d'inexpérience. Les connaissances que nous tirions de
la lente passation de relais à laquelle nous étions
exposés. Le conducteur réservait, à ceux qui
le suivaient, des énigmes et des questionnements. Comment
nous entendre quand tout débordait de bruit ? Dans le bourdonnement
d'une ruche incessante.
Trop mal parlées, les langues se chargeaient de scories.
Une fausseté habitait encore les moyens que nous avions de
nous comprendre. Nous n'avions pas encore compris ce que les machines
que nous avions inventées produisait sur notre compréhension
des choses. Elles modifiaient jusqu'à notre façon
de fonctionner. Prises de carres physiologiques sous-estimées
qui nous transformaient."
Et nous ne distinguions rien de nouveau dans la nature humaine...
"Les repères anciens étaient déformés.
Les palpitations reprenaient autour d'une permanence qui était
permanence de culture, socle solide, remis en cause par la violence
et la brutalité contre laquelle, chaque jour, nous allions
buter. Il fallait trouver des moyens de libérer nos pensées
de cette paresse où la mémoire s'engluait. Faire éclore
les émotions qui nous habitaient. Nous n'avions pas encore
appris à vivre sans négliger en nous des parts importantes
de ce qui nous tenait.
Le processus était inconscient, et notre maîtrise absente.
Nous étions en dessous des seuils, largement en dessous des
niveaux que nous étions censés atteindre. Il nous
fallait retrouver la vérité qui battait en nous. Les
approximations ambiantes nous y contraignaient. Elle ne se ferait
pas sans prix.
En nous s'échafaudait une urgence sur laquelle nous ne pouvions
pas mettre de nom. Une part de nous-mêmes était habitée
par un monde que nous ne comprenions pas encore. Un monde dont la
violence avait migré vers des expressions nouvelles. Heureusement,
la beauté, l'équilibre, la valeur, le talent, la force,
l'expérience, la générosité, la gentillesse,
l'insouciance, l'humour, le lacher-prise, le désintéressement
avaient, eux aussi, migré vers ces nouveaux territoires.
Ils seraient des alliés précieux.
Ils permettraient de lutter contre la déshumanisation. Ils
permettraient de trouver une harmonie quand sa permanence s'éclipsait.
Il fallait apprendre à la créer en nous. Ceux qui
utilisaient ses qualités sans âme, ceux qui les simulaient,
pouvaient en tirer un pouvoir qui, s'il était mal utilisé,
les asservissait. Il fallait apprendre à lire les nouvelles
images. Orthographe, vocabulaire et grammaire manquaient. Elles
étaient en gestation dans des livres qui s'ébauchaient.
Apprendre à nous fortifier, apprendre était une source
de bonheur, de passions à faire naître.
Apprendre libérait... Pour ceux dont les yeux sont fatigués,
savoir est une manière de voir sans regarder...
Mais nos yeux avaient acquis une telle acuité que nous pouvions
choisir de la mettre au service de ce que bon nous semblait. Le
même accueil lui serait réservé. Il fallait
alors s'imposer de ne servir qu'un bien plus grand. Une prise respectueuse
de l'humain.
C'était une essence qui permettait de naviguer. Chaque connaissance
menait à un entrelacs de nouvelles connaissances."
J'avais écrit quelque part que la curiosité était
récompensée et l'intelligence encouragée. Elles
permettaient de s'orienter sous les voûtes chargées
du savoir. D'avancer dans sa pensée. La beauté était
appelée. La beauté intérieure était
la marque supérieure d'un amour à transmettre en toutes
circonstances. Un amour qui récompensait de toutes les attentes.
Il voulait établir de nouvelles bases. Libérer ces
relations qui s'ébauchaient parfois en mode mineur. D'où
son engagement net :
"Chaque femme est femme. Chaque homme est homme. Mais en eux
toutes les variétés de l'amour, toutes les nuances
de l'esprit et du cœur coexistent. Toutes les origines peuvent
se mélanger, toutes races sont variantes simples d'une même
engeance. Toutes couleurs sont belles et désirées
au sein des peuples qui viennent. Elles éclateront, car c'est
le même sang qui coule dans l'amour, la même sève
dans le sexe comme dans l'amour au sein duquel toute vénération
et adoration sensible de l'autre est permise.
Aucune douleur et aucun danger, autre que revendiqué, le
contact au corps et à la complexion charnelle, mentale des
autres rapprochait de la résolution d'une intégration
complexe. Une linéarisation des générations
confrontées les unes aux autres dans un débordement
du temps qui prolongeait la marche de l'Histoire entre elles, les
regroupaient et les sauvaient, identités et cœurs confondus...
Nos groupes à réunir s'orientent. Les histoires qui
courent en nous, cette même charge ancestrale qui nous traverse
suit son cours.
Vous pouvez vivre dans une permanence de l'indéfinition,
dans une proposition constante de vie dont vous êtes l'incarnation.
Vous la tenez d'une disposition du hasard. Il vous faudrait en être
les meilleurs défenseurs. Vous avez le souvenir de l'absurdité
de l'exclusion, des condamnations de ceux qui étaient si
proches de vous. Elles vous font parfois tenir votre acceptation
commune d'une aide de l'esprit et de ceux qui le défendent.
Avant de pouvoir guérir les blessures morales subies et de
voler à nouveau de vos propres ailes."
Tant de détails masquent ce qui est important. Des baleines
nous faisaient signe depuis l'extérieur du lagon. Personne
n'en avait vu à cet endroit depuis sept ans...
"Je me réjouis de ce que je vois. De ce que j'entends.
Toute parole est matière à réflexion, mais
aussi à critique. Chaque message cache une intention, ou
un ensemble d'intentions, à travers des images qui peuvent
être aussi bien des moteurs que des freins.
L'esprit critique est nécessaire face à tant de tant,
la possibilité de s'en servir salutaire, surtout lorsque
cela parait impossible. Quand une situation engendre des souffrances,
il faut suivre son instinct. Laisser parler son cœur. Le plaisir
éprouvé à faire une bonne action est une récompense
inattendue, mais aussi un guide qui agit comme une boussole. Il
cale en nous les instruments qui nous sont nécessaires pour
avancer. Il oriente immédiatement vers ce qui est digne d'intérêt
parmi les millions de notes du clavier.
Les navigateurs se servaient d'astrolabes pour se repérer.
Du ciel, de la nuit et de la voie lactée. Nous avons besoin
de cette vieillerie du cœur. Une breloque usagée chaque
jour ressuscitée, chaque jour augmentée, chaque jour
mieux comprise et ressentie, dans la pire modernité, comme
dans la plus ancienne des traditions à laquelle vous puissiez
être convié, dans les lourdeurs sourdes comme dans
les frissons."
Le rythme bat. La musique peut enfin naître. Nous entendions
un maloya. Une fête se préparait...
"Oui, la musique vient alors, portée par le vent, dans
les feuilles des arbres comme dans le tintement mat des filins métalliques
dans un port de plaisance... Je me souviens d'une symphonie écrite
par le sirocco. Le vent charriant du sable rose venu d'Afrique.
Dans la musique naît l'énergie qui vient boire à
sa source.
Juste écouter et sentir. Chaque chanson en amene de nouvelles.
La musique est illimitée. C'est une matière malléable
pour qui cherche à l'accueillir en lui. Pour qui cherche
à se laisser modeler. A la donner en partage."
Elle est notre langage commun. Lui avait depuis longtemps réfléchi
à ces sujets...
"Il fallait choisir de ne pas se laisser imposer ses choix.
Un contrôle excessif finissait par en nier le sens. Forcément
différente par ses nuances, au milieu d'une pensée
unique qui aurait été sclérosante, si elle
n'avait pas été accompagnée de vraies ouvertures
et de passages en direction de dimensions en formation. La volonté,
comme la perte dans le plaisir, gommait les imperfections d'une
langue énigmatique.
Les interfaces qui nous permettaient de dialoguer entre nous devenaient
plus intuitives. Elles rendaient possibles des contacts nouveaux
et des solutions plus nombreuses pour nous rejoindre, nous parler,
quitte à recevoir d'autrui des expressions déplaisantes,
en opposition avec l'éducation et les croyances installées
au cœur de nos esprits. Les messages allaient et venaient parfois
plus facilement dans les longues distances que nous avions à
dissoudre entre nous qu'avec nos voisins directs.
Cherchant à tirer parti des capacités de réflexion
numériques, cette pensée machinique que nous confondions
avec le calcul, et qui, au début, était faite pour
que nous puissions plus facilement les utiliser."
J'interprétais alors qu'il fallait que cette inhumanité
intermédiaire nous quitte peu à peu, ou nous serions
transformés par elle.
"L'effet paradoxal de ces touchers entre esprits, de ces transmissions
de pensées, devait être dépassé pour
produire un effet qui soit celui désiré. Si je voulais
faire plaisir, je devais trouver un moyen qui me permette de le
faire vraiment.
De reprendre forme humaine.
Le temps était enfin venu de nous réconcilier...
Trop de haine, trop d'injures et de gestes définitifs semblaient
avoir détruits les occasions que nous avions de nous entendre.
Ils avaient dépassés nos intentions et nous retrouvions
là, à l'extrême limite d'une accumulation d'erreurs
et d'entêtements, d'obstinations de part et d'autre, qui nous
avaient directement menés au gâchis auquel nous assistions."
Gandhi disait qu'à force de rendre œil pour œil,
le monde devenait aveugle.
"J'avais lu cette phrase dans ses mémoires, moi aussi.
Elle était claire, non ? Face à cette dégringolade
de trop nombreux acteurs, tous les mots d'excuses sont désormais
priés de s'effacer. Toutes les raisons invoquées,
même valables, paraissent vides et futiles..."
Nous pouvons, nous devons faire mieux... Nous comporter comme les
adultes que nous étions devenus plutôt que de sombrer
dans la plus sinistre des dépossessions... Etait-il encore
possible d'inverser l'ordre des choses, de penser d'un cœur
pur et impur, un cœur d'homme, nécessairement imparfait,
incomplet, mais sincère, que l'on puisse faire en sorte que
les choses aillent vers une résolution pacifique ? A bien
réaliser que nous ajouterions rien de constructif à
aller dans le sens de la haine et de la violence, y avait-il jamais
eu une seule raison valable de s'étriper sur cette planète
?
Une autre vision de la vie était finalement devenue possible..."
Il était pris dans un face-à-face mystérieux
avec le vide. L'armée si dense de symboles et d'informations
que crachaient sans discontinuer son ordinateur et la télévision.
Son esprit était cette chose si affutée qu'elle pouvait
trancher de véritables nœuds gordiens à simplement
reconstituer la manière dont ils s'étaient formés.
Dans une logique qui naissait et s'évanouissait par intermittences,
suivant les caprices de sa charge, et du temps qu'il pouvait y consacrer,
il était baigné dans une lumière crue qui pouvait
refluer pour mieux l'abandonner, soudain. Il restait, alors, éparpillé
en mille morceaux au milieu du salon, avant qu'elle ne devienne
plus pleine et plus brutale que jamais.
Je l'avais suivi chez lui. Une sorte d'incrédulité
me prit à l'idée d'entrer dans ce lieu mythique. D'y
être invité... Chaque objet semblait plus dense qu'à
la normale. Chaque chose était connue mais c'était
là des objets vivants, habités d'une étonnante
force, comme une texture mouvante venant tout recouvrir, un vortex
qui bougeait y compris quand ils paraissaient immobile.
Il jetait par moments un regard incrédule aux couvertures
des news-magazines qui jonchaient sa table de travail et il refusait
d'admettre les logiques, échappant aux hommes de sa condition,
qui se mettaient en place. Il lui fallait apprendre à constamment
maintenir des équilibres en lui-même. A constamment
reconstruire les modèles théoriques qu'il utilisait
au fur et à mesure qu'ils évoluaient sous la pression
de l'actualité. Il était aussi tributaire de la même
nourriture, à chaque jour ingérer, que tout le monde.
Alors il la mastiquait lentement, ruminant ce remugle, futile ou
pas, de ce que donnaient les dernière tendances, les événements,
les cassures informationnelles, comme les conclusions pacifiques,
invisibles mais bien réelles, qu'il enregistrait. C'était
avant tout un homme d'information, un homme universel selon une
perception absolument moderne.
Puis il se mettait à construire dans la durée. A lier
des éléments éparses, à faire naître
le sens entre ses doigts de modeleur-tourneur infatigable, et il
en éprouvait une humilité gênée, une
conscience accrue de l'anormalité de son destin, malgré
les joies d'enfant gâté que cela aurait pu susciter.
Quitte à garder en soi la trace de ce qui avait été
acquis de sagesse, de connaissance ou d'amour.
Ils les emmagasinait en prévision des jours où ces
substances feraient peut être défaut, ou devraient
être réinventées par d'autres moyens. Pour lui,
nous étions de vastes infrastructures chancelantes et désireuses
de se renforcer, dont l'administration paraissait trop lourde aux
yeux de certains. Coincées, engoncées dans une mer
de contraintes dont nous ne nous pouvions nous extirper que difficilement.
Mais elle faisait de nous de bien attachantes spécialités
humaines. Parfois on nous coupait de toutes ressources et la guerre
quotidienne contre le mauvais sort reprenait.
Mais il avait défini avec un souci particulier sa manière
de travailler sans cesse afin de faire constamment revenir la chance
et celle de ceux qui dépendaient de lui. Il avait simplement
besoin qu'on l'aide lui-même, enfin, humainement, c'est-à-dire
avec les gestes appropriés, caresses, paroles, et baisers,
afin de sortir de sa fausse solitude. Un isolement asséchant
peuplé de milliers de créatures virtuelles qui faisait
de lui un être unique.
Comme nous tous...
Il lui fallait dominer les machines qui l'environnaient. Une tâche
à laquelle il excellait. C'était de l'ordre du strict
vital. Nous butions sur les premières résistances,
les premières difficultés quand nous voulions apprendre
à en nous servir, à développer une maîtrise
d'elles qui permette d'en libérer la puissance, tout en évitant
le piège de l'asservissement.
Savoir et comprendre ce que nous avions créé, une
forme d'intelligence nouvelle, nous permettrait de ne pas en être
complètement tributaires. De ne pas être déférés
à notre tour dans un circuit sans lien avec le reste. Il
fallait éviter à tout prix l'émergence d'une
techno-religion qui serait dangereuse tant elle fausserait ce qui
était caché, ce qui ne s'expliquait jamais complètement,
le mystérieux et l'imprécis de frontières mouvantes
et de positions non déclarées.
Tant de fichiers étaient constitués, tant de radars
installés, tant de caméras de surveillance fleurissaient
comme des fleurs purulentes destinées à ne plus nous
laisser d'espace pour exister, respirer, aimer, et reprendre notre
souffle. Des puces d'identification et des mouchards installés
sous notre peau. Notre robotisation était en marche. D'où
son désir d'aller vers tout ce qui était humain et
de s'éloigner de machines dont il savait pourtant qu'elle
donnait un ascendant. Mais ce pouvoir était creux pour qui
connaissait la valeur de choses et surtout des gens.
C'étaient là des outils qui donnaient des possibilités
nouvelles. Il nous fallait apprendre à en orienter les aspirations
naissantes dans le sens du bien-être. Les esprits faibles
croyaient y trouver des forces suffisantes. Pourtant donner trop
de prise aux machines nous éloignait de nous-mêmes.
Dans le travail, comme dans le jeu ou les leçons que nous
cherchions à en tirer, il nous fallait démystifier
leur puissance de distorsion.
Mais elles avaient été bâties sans réelle
instance de contrôle. Placées dans notre réalité
sans soucis des contagions exponentielles qu'elles pourraient provoquer.
Il y avait d'autres moyens d'imaginer des schémas qui corrigent,
qui permettent de retrouver une forme de droiture dont nous pourrions
tous bénéficier. Elles avaient été inventées
pour prolonger la science, l'histoire, la musique et toutes les
valeurs de civilisation. Nous avions à nous préparer
pour une nouvelle étape.
Une nouvelle mise en perspectives, une nouvelle mise en lumières
qui accepte l'analyse, la critique et l'incrédulité.
Il était venu pour cela...
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