Chapitre Quatrième

Il avait baigné ce matin dans une eau transparente. Marché le long de la mer. Des choses étaient venues. Comme ouvertes. Comme un passage lumineux qui guidait. L'enfant pour la première fois sur le sable et au contact de l'océan. Et naviguer sur cette mer déchaînée. Sailing on this terrible ocean... Pour transmettre ces visions d'eau où nager dans une lumière claire que nous pouvions atteindre. Que nous pouvions recréer. Que nous devions recréer. Flotter dans cette atmosphère. Soudain il se retourne et me dit avec un sourire...

"La beauté est la forme visible d'un amour qui pénètre tout."

L'ami qui le dit vous regarde avec confiance de ses yeux perçants. Il sait ce que vous allez demander... Jeenah rentrait chez elle. Nous sommes partis sur un coup de tête. C'était possible, alors nous l'avons fait... Il m'a invité dans son île. Si loin de tout, nous sommes maintenant sur la plage.

"Donnez-leur de l'oxygène. Ce sont des hommes, des femmes, des enfants. Donnez-leur de l'oxygène. Ce sont des animaux, des plantes, des pierres. Brisées et calcinées... Donnez-leur de l'eau. Donnez leur à boire de nouveau.

Oxygène et hydrogène sont mêlés au cœur de l'eau. Hydrogène, symbole le plus simple de l'univers. Cercle dans lequel on entre et sort à volonté. Forme de planète unie. Energie cosmique des étoiles. Superposition de la lune et du soleil. Anneau dans le ciel et à notre doigt... Principe des incas, des égyptiens et de ceux qui osent partager le milieu des lignes de démarcation, l'intersection des choses et des avis, transcender les colères et en faire des dialogues, des palabres bienheureuses, des chants d'amour...

"Père... Ne broyez pas vos meilleurs fils..."

Il a emporté le texte de Paris.

Il nous faut encore vaincre la difficulté de l'attente. Endurer la longue négociation de ce que nous sommes censés devenir. Nous laissons si souvent des gens disposer de notre destin. Les Hommes sont si souvent arc-boutés, esprits contre esprits. Frères qui ne savent pas qu'ils sont frères. Les mêmes pans d'une même mer ouverte.

Dis-moi si tu connais réellement tes frères ? Tes frères qui te parlent...

Tout ce que je vois est une nature et un espace à protéger, et d'urgence. Des enfants à aimer et à aider à grandir, dans le respect des envies de tous. Je suis devenu comme ces bonnes âmes, idéalistes et crédules, et j'en suis fier. Je sais comment fonctionne la mécanique générale. Je relève du sordide enfin dépassé, comme du fragile en équilibre. Nous nous sommes quitté pour l'après-midi. Il m'avait laissé son numéro de téléphone. Quelle étrange complexion des choses...

Et voilà qu'à mon âge, dans cette rue que j'avais suivie, j'avais eu le numéro de téléphone le plus important du monde et peut être pas uniquement à mes yeux. La hot-line la plus puissante qui ait jamais existé... Toute la terre parlait de lui. Il était présent indirectement dans tant d'endroit. On ne connaissait pas son visage mais on avait entendu parler de lui de toutes sortes de façons. Et voilà, qu'au bout de quelques jours seulement, il m'avait invité chez lui, dans son "paradis tropical".

Sa seule véritable prière était de souhaiter que chaque homme et chaque femme se sente toujours partie intégrante de ce monde et n'en soit jamais exclu...

Les erreurs faites et les regards glanés, l'entêtement de bêtes traquées où nous avions cru être, moi et mes amis du bout du monde, s'estompaient. Au droit d'un passé qui doit maintenant se stabiliser, d'une colère qui doit s'apurer pour nous permettre de comprendre ce qui nous arrive.

Nous savions maintenant qu'un avenir auquel il faudrait participer sans ostracisme, sans rejeter ou disqualifier, existait. Simplement encourager que l'on soit sarcastique et libre d'exercer son esprit. Et patiemment apprendre des autres auxquels on doit tout.

Apprendre à ne pas s'imposer des choses impossibles.

Pour que puisse revenir un bonheur dont nous soyons assurés. Pour que les couleurs soient ravivées jusqu'au fond des cités. Pour que disparaisse l'écume et la suie qui les recouvrent souvent. Pour que des pans de mur apparaissent doucement, peints des motifs vifs de la jeunesse. Pour que l'architecture ne soit plus un problème de moyens, mais de grands... Pour que la haine ne s'installe pas, pour que des listes noires ne soient pas dressées, que les armées soient là pour aider en cas de catastrophes, et que la vie toujours soit première et résultante de nos choix et de nos aspirations, que les rires s'installent, nous qui sommes si différents et si semblables, pour qu'une forme de fraternité s'installe.

Il rêvait de la femme qui désormais l'accompagnait. Ne savait pas qu'il venait de la croiser. Jeenah n'était pas une femme comme une autre. Un mythe symétrique construit dans l'antimatière absolue.

"Je t'ai vu si souvent, faille noire dans l'encre de la nuit."

Elle lui avait répondu de mille manières : "Là réside la solution que vous cherchez : laissez affleurer ce qui vous fait peur, affrontez la bête qui s'agite en vous, le monstre que vous auriez pu devenir — et que vous ne serez pas — quand chaque pas nécessaire aura été posé en face de chaque pas nécessaire.

Vous serez libéré..."

Des chansons montaient, dans une lumière encore voilée. Notre mission, nous qui pensions ne pas aimer les missionnaires, consistait à trouver des nourritures qui nous assouvissent, la somme des responsabilités qu'il faudrait désormais assumer. Les talents que nous aurions à laisser parler, la possibilité que nous avions maintenant de transformer cet endroit en un bien plus durable à l'intention de tous.

A l'intention de ce qui en nous était universel.

Cherchant à tout connaître de ce qui était humain. Il y avait tant de mondes différents, un seul où vivre. Et nous nous connaissions si mal. Nous nous battions comme des rats dans les caves d'un navire en train de couler et, au lieu de colmater les brèches, nous ne faisions que chercher à savoir qui avait fait le trou pour le tailler en pièce.

Quand rien ne semblait expliquer les réponses non souhaitées, ni fournir des explication qui nous satisfassent. La faute n'était peut être ni le fait des uns, ou des autres, mais peut être celle d'un rocher qui venait de traverser la coque.

Vaguement contre-productif...

Ces guerres qui cherchaient à naître se prolongeaient alors... Quand parler se faisait autour de la haine brandie comme une arme contre le manque d'amour et que l'étroitesse supposée des autres leur répondait. Les pénuries nous renvoyaient instantanément au Moyen Age.

Pénurie d'âme, pénurie de vision, nous ne savions pas qui était le responsable mais il nous en fallait un. Dangereux, dans ce cas, de dépasser des travées encombrées...

Je l'ai retrouvé deux jours plus tard... J'étais resté à la maison contemplant à la télévision le génie créatif des militaires. Nous nous sommes accoudé à une balustrade en regardant l'Océan Indien aller et venir. Rien ne semblait le différencier des autres passants. Même singularité que tous ceux qui nous entouraient. Il ébauchait des paroles, un livre peut être...

Mais quel livre ce serait alors... Un livre écrit par lui, après ce qu'il avait vécu, ce qu'il vivait et ce qu'il était sur le point de connaître. Est-ce que cela transparaîtrait ? Y verrait-on le fruit des expériences connues. Ce parcours invraisemblable... Ce karma inouï. Lui commentait les idées par lesquelles il pouvait passer...

"Nous ignorions que les vérités humaines ont toujours au moins deux faces. Nous ignorions que le contraire de la vérité est toujours la vérité dont nous contemplons l'envers, encore lié à la façade précédemment visible que nous contemplions à l'instant et que nous croyons à tord, à présent cachée. Deux parts du même objet.

Nous ignorions que nos ennemis sont persuadés que ce sont nous, les ennemis, là où nous ne devrions distinguer que des hommes et des femmes auxquels nous sommes en mesure de parler. Nous ignorions qu'ils sont aussi les amis des uns et des autres et que les raisons qui nous opposent ne sont que le produit, l'image fabriquée, révélée, aussi parfaitement nette, d'angles de vue qu'il serait possible d'interchanger entre eux. Si nous avions le peu de puissance supplémentaire nécessaire pour aller librement de l'un à l'autre des points où nous nous tenons."

Il ajoutait : "Si nous pouvions distinguer l'ensemble, le panorama plus large, auquel ils appartiennent tous deux, nous trouverions ridicule qu'on puisse vouloir les dissocier, vouloir les séparer, même si cette vision satisfaisait des esprits qui souhaitent en rester à un stade incomplet des choses...

Ennemis qui sont frères entre eux au sein d'une nouvelle dimension qu'ils ignorent encore.

Il leur suffira de la découvrir... Frères et amis qui se retrouvent soudain sont parts intégrantes d'un même ensemble, d'une singularité aussi évidente à distinguer que le simple pas à faire en arrière pour embrasser du regard la planète sur laquelle nous nous tenons tous !

Nous sommes tous parts d'une même souche, d'une même origine, et nous nous battons malgré le miracle évident de la providence.

Si nous voulions savoir ce qui nous avait différenciés sans nous défigurer, sans éprouver le bonheur que nous aurions du ressentir à l'idée que cette richesse, si présente autour de nous, tout serait un renvoi à une forme d'harmonie possible. Une harmonie encore plus présente à son toucher.

A son contact.

Nous avions fait tellement d'approximations, tellement perdu de temps et d'hommes.

Tellement créé de problèmes.

Raté tant de rendez-vous.

Tant de malentendus. Tant d'acharnement à ne pas comprendre. De diversions créées.

De la surdité. A vivre nos vies sans savoir qu'elles faisaient partie de la vie plus grande de l'univers. Aussi riches et aussi complexes. Aussi pleines d'une immensité qu'on ne pouvait mesurer. Chaque particule nous habitant gravitant en nous comme autant de planètes et d'étoiles. D'un présent qui se produisait partout de la même manière ou presque. En cet instant précis, nous n'en connaissions que des parties friables, approximatives.

Malgré l'amour qui nous portait, malgré le mystère qui nous habitait, la recherche d'une explication que nous cherchions tous. Nous pensions souvent vivre des vies incomplètes. Or, chaque être présent était, comme en orbite, vivant, pleinement vivant. Sans qu'aucune mesure de restriction ne puisse être appliquée à son libre arbitre, tant manquaient de feu, les injonctions qui trituraient notre quotidien.

Mais nous avions maquillé en noir ce qui était clair.

Nous avons grimé cette réalité qui nous faisait tant souffrir. Nous flottons souvent sur des mers d'antidépresseurs, presque emportés par des torrents informationnels. Il nous fallait étendre les teintes pales et légères. Lier entre elles, les mariées, les veuves, les femmes qui portent la vie et les enfants qui portent en eux l'avenir.

Il fallait fuir les psychanalystes quand la souffrance pouvait s'éclipser autrement : en nous parlant directement. Il y avait d'autres choses à faire et à construire. A l'extérieur de leurs terrains de jeu exigus. Dans le flot d'une agitation qui ne se conformerait jamais à leurs dires. Autrement, ailleurs...

D'une manière qui ne nous enchaîne pas.

D'une manière qui nous ouvre des terres inconnues. Tout ce que je ne pouvais réaliser, coincé dans ma prison d'orgueil, dans mon sarcophage de papier, mon espèce de chrysalide verrouillée à double tour, c'est que cette injonction faite de rester à demeure, dans des chambres où l'on vaporisait des gaz soporifiques la nuit, était forcément destinée à nous cacher l'essentiel.

Il fallait sortir du coton qui assourdissait tout."

C'était la voix toute simple d'un homme à qui était arrivé une vie, une vie plus large que la sienne, une vie à partager, un homme qui s'était toujours obstiné à ne pas comprendre l'évidence de la beauté. De la gentillesse. Du génie des autres. A toujours rejeter. A toujours se méfier. A toujours se protéger.

Un homme qui avait sous estimé les hommes. Et le bien dont ils sont capables. Leur capacité à se réunir pour s'entraider, pour faire ce que seuls ils ne pourraient jamais faire.

Dormant au paradis selon leurs termes. Selon des termes ultramodernes. Dans l'essence même de ce qu'ils recherchaient.

Voulant puiser dans ces valeurs des biens dont ils pourraient toujours disposer en abondance. Voulant goûter le vertige et l'ivresse de l'amour. Savoir ce qu'il advenait des sentiments quand ceux ci allaient se poser ailleurs, quand s'interrompait le contact. Demandant à être rassurés et confortés dans les choix qu'ils faisaient.

"La plupart d'entre eux me rappelaient à des devoirs dont je ne tirais pas de bénéfice, mais qu'il me fallait néanmoins honorer comme contrepartie d'une charge dont on ne sait si elle vous est simplement échue par la grâce d'un hasard, on si vous la tirez d'une démarche volontaire. Vous-même hésitez, tant est grande la disproportion entre votre désir et la réalité intangible d'une situation que vous n'aviez pas souhaitée. Vous savez transformer la fatalité en providence. Guérir, faire naître des parcours aux yeux du monde.

Et vous recevez des présents insensés. Des marques d'affection inouïes. Des critiques d'une justesse qui vous font avancer. Les dialogues impensables que vous entretenez avec ces hommes et ces femmes extraordinaires vous feraient douter de la misère que vous traversez. Presque souhaiter l'indifférence et l'invisibilité, alors même que vous savez que la seule manière de vous punir serait d'exaucer vos prières. Alors vous ne savez plus quoi souhaiter pour vous-même et vous commencez à souhaiter des choses pour les autres.

Vous commencez à veiller sur leurs vies, et à secrètement déposer des présents au devant d'eux, à éloigner la foudre et le mauvais sort. Vous faites des présents dont vous ne voulez pas être remercié, quand bien même vous seriez en difficulté. On vous reproche de les faire, de ne pas les faire aveuglément.

Il y a une sorte de grandeur dans cet apparent dénuement.

Dans l'éloignement entre ce que vous possédez et ce que vous offrez. Vous commencez à utiliser des charmes, des philtres et des sortilèges. Insensiblement vous vous transformez et cherchez des points d'appui, des résistances. Comme on éprouve la solidité d'un lien. Vous vous fixez de nouveaux défis. Comme de guérir des fléaux plus larges. Qu'est-ce qui donne une présence à cette situation, hormis le fait que nous étions tous là. Tous présents en ce moment. Le soulagement était enfoui quelque part en nous.

Il ne demandait qu'à éclore.

La trouver paraissaient si facile quand tout le monde pouvait en tirer un enseignement, ou un bénéfice. Personne n'y perdait parce que le futur nous donnait une chance de construire ce qui manquait encore. De l'ombre portée naîtrait la projection et finalement l'objet même de la quête. Il prendrait corps dans une forme plus belle."

Son talent d'alchimiste était légendaire.

"Faites de ce qui vous entoure un endroit plus agréable à vivre" se plaisait-il à dire. "Faites la paix avec vous-mêmes. Réconciliez-vous avec vous-mêmes. Puis avec les autres. Bâtissez... Je vous causais moi-même le grand tort de ne pas suffisamment m'accepter. De refuser votre sollicitude écrasante, votre amour et votre haine.

Je n'avais pas appris à soulever la légèreté absolue des poids les plus lourds.

On ne se rendait pas compte qu'il y avait de la place pour tous et que l'économie n'était pas une question d'économies mais d'accroissement de la richesse qui est en nous, de nos capacités d'imagination et de créativité. C'est la créativité qui empêcherait le malthusianisme ambiant. C'est la créativité qui répondrait aux problèmes qui nous venaient.

C'est la créativité qui solutionnerait les équations les plus difficiles et qui accomplirait les missions impossibles. L'expansion du nombre des habitants de la terre n'était pas source d'amoindrissement. Au contraire.

Elle était source d'une plus grande énergie.

D'une plus grande force. Nous serions plus riches de ce que ces hommes et ces femmes, qui demandaient à naître, nous apporteraient si nous savions les accueillir.

Il nous appartenait d'imaginer les solutions qui leur permettraient d'accéder à leurs propres potentiels. Comme on accède à un trésor patiemment enfoui. For it can't be found. Or on croyait qu'il n'y avait rien à faire. On croyait qu'il n'y avait personne à qui parler.

Pas de travail, pas d'argent, pas d'espoir, pas de vie future possible. L'inaction et l'ennui étaient seuls censés nous attendre.

C'était faux.

L'argent existait et il décuplait l'énergie, il construisait, il aménageait, permettait à une harmonie, une sophistication, d'exister mais il n'était rien sans une générosité de base qu'on appelle l'intelligence de cœur. Le principal était à l'intérieur. L'essentiel, un ami le disait, est invisible pour les yeux. Boucle bouclée. Final et résurgence.

Comment recevoir davantage en donnant qu'en prenant ?"

On revivait une lointaine histoire, camouflée dans les replis épais du temps. Un lien avec des fantômes distants qui nous parlaient.

"Il n'y avait jamais eu tant de travail à accomplir. Il n'y avait jamais eu tant de choses à faire. Proches ou lointaines. Mieux connaître les autres libérait... Chacun avait sa place à prendre. Chaque effort devait être récompensé.

Chacun avait son temps à utiliser. Nous avions à nous transmettre notre savoir. Nos nouvelles connaissances. Ce que nous avions inventé ne devait être pas source de mort, de perfectionnement de moyens de mort, ou de discriminations. C'était la source d'un développement à venir, d'un perfectionnement de l'art de vivre.

Mais certains perdaient le contrôle des machines qu'ils créaient.

Nous avions inventé des outils puissants et nouveaux. Chaque strate venant recouvrir les précédentes, cherchant à les améliorer. Certains s'étaient crus perdus en chemin. Tout allait trop vite à leurs yeux... Les fosses se remplissaient de déchets. Ils avaient raison dans le cadre de leurs raisons. Nous avions des torts à invoquer dans le cadre de leurs torts.

Le rythme battait. Un chantier immense en cours. Une vaste redéfinition du monde agissant en permanence pour transformer les bases sur lesquelles il s'appuyait, et nous en proposer de nouvelles.

Ce que nous étions désormais censés vivre.

Les étapes se positionnaient dans une définition inédite. Les grilles se superposaient. Elles n'étaient plus exactement ce que nous en faisions. Elles nous échappaient parfois.

Des surprises apparaissaient, visuelles et cognitives. Les coïncidences liant les points aux points. Nous n'avions pas toujours dirigé ces inventions dans les directions souhaitées. Nous avions à la fois négligé notre charge d'expérience et d'inexpérience. Les connaissances que nous tirions de la lente passation de relais à laquelle nous étions exposés. Le conducteur réservait, à ceux qui le suivaient, des énigmes et des questionnements. Comment nous entendre quand tout débordait de bruit ? Dans le bourdonnement d'une ruche incessante.

Trop mal parlées, les langues se chargeaient de scories. Une fausseté habitait encore les moyens que nous avions de nous comprendre. Nous n'avions pas encore compris ce que les machines que nous avions inventées produisait sur notre compréhension des choses. Elles modifiaient jusqu'à notre façon de fonctionner. Prises de carres physiologiques sous-estimées qui nous transformaient."

Et nous ne distinguions rien de nouveau dans la nature humaine...

"Les repères anciens étaient déformés. Les palpitations reprenaient autour d'une permanence qui était permanence de culture, socle solide, remis en cause par la violence et la brutalité contre laquelle, chaque jour, nous allions buter. Il fallait trouver des moyens de libérer nos pensées de cette paresse où la mémoire s'engluait. Faire éclore les émotions qui nous habitaient. Nous n'avions pas encore appris à vivre sans négliger en nous des parts importantes de ce qui nous tenait.

Le processus était inconscient, et notre maîtrise absente. Nous étions en dessous des seuils, largement en dessous des niveaux que nous étions censés atteindre. Il nous fallait retrouver la vérité qui battait en nous. Les approximations ambiantes nous y contraignaient. Elle ne se ferait pas sans prix.

En nous s'échafaudait une urgence sur laquelle nous ne pouvions pas mettre de nom. Une part de nous-mêmes était habitée par un monde que nous ne comprenions pas encore. Un monde dont la violence avait migré vers des expressions nouvelles. Heureusement, la beauté, l'équilibre, la valeur, le talent, la force, l'expérience, la générosité, la gentillesse, l'insouciance, l'humour, le lacher-prise, le désintéressement avaient, eux aussi, migré vers ces nouveaux territoires.

Ils seraient des alliés précieux.

Ils permettraient de lutter contre la déshumanisation. Ils permettraient de trouver une harmonie quand sa permanence s'éclipsait. Il fallait apprendre à la créer en nous. Ceux qui utilisaient ses qualités sans âme, ceux qui les simulaient, pouvaient en tirer un pouvoir qui, s'il était mal utilisé, les asservissait. Il fallait apprendre à lire les nouvelles images. Orthographe, vocabulaire et grammaire manquaient. Elles étaient en gestation dans des livres qui s'ébauchaient. Apprendre à nous fortifier, apprendre était une source de bonheur, de passions à faire naître.

Apprendre libérait... Pour ceux dont les yeux sont fatigués, savoir est une manière de voir sans regarder...

Mais nos yeux avaient acquis une telle acuité que nous pouvions choisir de la mettre au service de ce que bon nous semblait. Le même accueil lui serait réservé. Il fallait alors s'imposer de ne servir qu'un bien plus grand. Une prise respectueuse de l'humain.

C'était une essence qui permettait de naviguer. Chaque connaissance menait à un entrelacs de nouvelles connaissances."

J'avais écrit quelque part que la curiosité était récompensée et l'intelligence encouragée. Elles permettaient de s'orienter sous les voûtes chargées du savoir. D'avancer dans sa pensée. La beauté était appelée. La beauté intérieure était la marque supérieure d'un amour à transmettre en toutes circonstances. Un amour qui récompensait de toutes les attentes.
Il voulait établir de nouvelles bases. Libérer ces relations qui s'ébauchaient parfois en mode mineur. D'où son engagement net :

"Chaque femme est femme. Chaque homme est homme. Mais en eux toutes les variétés de l'amour, toutes les nuances de l'esprit et du cœur coexistent. Toutes les origines peuvent se mélanger, toutes races sont variantes simples d'une même engeance. Toutes couleurs sont belles et désirées au sein des peuples qui viennent. Elles éclateront, car c'est le même sang qui coule dans l'amour, la même sève dans le sexe comme dans l'amour au sein duquel toute vénération et adoration sensible de l'autre est permise.

Aucune douleur et aucun danger, autre que revendiqué, le contact au corps et à la complexion charnelle, mentale des autres rapprochait de la résolution d'une intégration complexe. Une linéarisation des générations confrontées les unes aux autres dans un débordement du temps qui prolongeait la marche de l'Histoire entre elles, les regroupaient et les sauvaient, identités et cœurs confondus...

Nos groupes à réunir s'orientent. Les histoires qui courent en nous, cette même charge ancestrale qui nous traverse suit son cours.

Vous pouvez vivre dans une permanence de l'indéfinition, dans une proposition constante de vie dont vous êtes l'incarnation. Vous la tenez d'une disposition du hasard. Il vous faudrait en être les meilleurs défenseurs. Vous avez le souvenir de l'absurdité de l'exclusion, des condamnations de ceux qui étaient si proches de vous. Elles vous font parfois tenir votre acceptation commune d'une aide de l'esprit et de ceux qui le défendent. Avant de pouvoir guérir les blessures morales subies et de voler à nouveau de vos propres ailes."

Tant de détails masquent ce qui est important. Des baleines nous faisaient signe depuis l'extérieur du lagon. Personne n'en avait vu à cet endroit depuis sept ans...

"Je me réjouis de ce que je vois. De ce que j'entends. Toute parole est matière à réflexion, mais aussi à critique. Chaque message cache une intention, ou un ensemble d'intentions, à travers des images qui peuvent être aussi bien des moteurs que des freins.

L'esprit critique est nécessaire face à tant de tant, la possibilité de s'en servir salutaire, surtout lorsque cela parait impossible. Quand une situation engendre des souffrances, il faut suivre son instinct. Laisser parler son cœur. Le plaisir éprouvé à faire une bonne action est une récompense inattendue, mais aussi un guide qui agit comme une boussole. Il cale en nous les instruments qui nous sont nécessaires pour avancer. Il oriente immédiatement vers ce qui est digne d'intérêt parmi les millions de notes du clavier.

Les navigateurs se servaient d'astrolabes pour se repérer. Du ciel, de la nuit et de la voie lactée. Nous avons besoin de cette vieillerie du cœur. Une breloque usagée chaque jour ressuscitée, chaque jour augmentée, chaque jour mieux comprise et ressentie, dans la pire modernité, comme dans la plus ancienne des traditions à laquelle vous puissiez être convié, dans les lourdeurs sourdes comme dans les frissons."

Le rythme bat. La musique peut enfin naître. Nous entendions un maloya. Une fête se préparait...

"Oui, la musique vient alors, portée par le vent, dans les feuilles des arbres comme dans le tintement mat des filins métalliques dans un port de plaisance... Je me souviens d'une symphonie écrite par le sirocco. Le vent charriant du sable rose venu d'Afrique.

Dans la musique naît l'énergie qui vient boire à sa source.

Juste écouter et sentir. Chaque chanson en amene de nouvelles. La musique est illimitée. C'est une matière malléable pour qui cherche à l'accueillir en lui. Pour qui cherche à se laisser modeler. A la donner en partage."

Elle est notre langage commun. Lui avait depuis longtemps réfléchi à ces sujets...

"Il fallait choisir de ne pas se laisser imposer ses choix. Un contrôle excessif finissait par en nier le sens. Forcément différente par ses nuances, au milieu d'une pensée unique qui aurait été sclérosante, si elle n'avait pas été accompagnée de vraies ouvertures et de passages en direction de dimensions en formation. La volonté, comme la perte dans le plaisir, gommait les imperfections d'une langue énigmatique.

Les interfaces qui nous permettaient de dialoguer entre nous devenaient plus intuitives. Elles rendaient possibles des contacts nouveaux et des solutions plus nombreuses pour nous rejoindre, nous parler, quitte à recevoir d'autrui des expressions déplaisantes, en opposition avec l'éducation et les croyances installées au cœur de nos esprits. Les messages allaient et venaient parfois plus facilement dans les longues distances que nous avions à dissoudre entre nous qu'avec nos voisins directs.

Cherchant à tirer parti des capacités de réflexion numériques, cette pensée machinique que nous confondions avec le calcul, et qui, au début, était faite pour que nous puissions plus facilement les utiliser."

J'interprétais alors qu'il fallait que cette inhumanité intermédiaire nous quitte peu à peu, ou nous serions transformés par elle.

"L'effet paradoxal de ces touchers entre esprits, de ces transmissions de pensées, devait être dépassé pour produire un effet qui soit celui désiré. Si je voulais faire plaisir, je devais trouver un moyen qui me permette de le faire vraiment.

De reprendre forme humaine.

Le temps était enfin venu de nous réconcilier...

Trop de haine, trop d'injures et de gestes définitifs semblaient avoir détruits les occasions que nous avions de nous entendre. Ils avaient dépassés nos intentions et nous retrouvions là, à l'extrême limite d'une accumulation d'erreurs et d'entêtements, d'obstinations de part et d'autre, qui nous avaient directement menés au gâchis auquel nous assistions."


Gandhi disait qu'à force de rendre œil pour œil, le monde devenait aveugle.
"J'avais lu cette phrase dans ses mémoires, moi aussi. Elle était claire, non ? Face à cette dégringolade de trop nombreux acteurs, tous les mots d'excuses sont désormais priés de s'effacer. Toutes les raisons invoquées, même valables, paraissent vides et futiles..."

Nous pouvons, nous devons faire mieux... Nous comporter comme les adultes que nous étions devenus plutôt que de sombrer dans la plus sinistre des dépossessions... Etait-il encore possible d'inverser l'ordre des choses, de penser d'un cœur pur et impur, un cœur d'homme, nécessairement imparfait, incomplet, mais sincère, que l'on puisse faire en sorte que les choses aillent vers une résolution pacifique ? A bien réaliser que nous ajouterions rien de constructif à aller dans le sens de la haine et de la violence, y avait-il jamais eu une seule raison valable de s'étriper sur cette planète ?

Une autre vision de la vie était finalement devenue possible..."

Il était pris dans un face-à-face mystérieux avec le vide. L'armée si dense de symboles et d'informations que crachaient sans discontinuer son ordinateur et la télévision. Son esprit était cette chose si affutée qu'elle pouvait trancher de véritables nœuds gordiens à simplement reconstituer la manière dont ils s'étaient formés.

Dans une logique qui naissait et s'évanouissait par intermittences, suivant les caprices de sa charge, et du temps qu'il pouvait y consacrer, il était baigné dans une lumière crue qui pouvait refluer pour mieux l'abandonner, soudain. Il restait, alors, éparpillé en mille morceaux au milieu du salon, avant qu'elle ne devienne plus pleine et plus brutale que jamais.

Je l'avais suivi chez lui. Une sorte d'incrédulité me prit à l'idée d'entrer dans ce lieu mythique. D'y être invité... Chaque objet semblait plus dense qu'à la normale. Chaque chose était connue mais c'était là des objets vivants, habités d'une étonnante force, comme une texture mouvante venant tout recouvrir, un vortex qui bougeait y compris quand ils paraissaient immobile.

Il jetait par moments un regard incrédule aux couvertures des news-magazines qui jonchaient sa table de travail et il refusait d'admettre les logiques, échappant aux hommes de sa condition, qui se mettaient en place. Il lui fallait apprendre à constamment maintenir des équilibres en lui-même. A constamment reconstruire les modèles théoriques qu'il utilisait au fur et à mesure qu'ils évoluaient sous la pression de l'actualité. Il était aussi tributaire de la même nourriture, à chaque jour ingérer, que tout le monde. Alors il la mastiquait lentement, ruminant ce remugle, futile ou pas, de ce que donnaient les dernière tendances, les événements, les cassures informationnelles, comme les conclusions pacifiques, invisibles mais bien réelles, qu'il enregistrait. C'était avant tout un homme d'information, un homme universel selon une perception absolument moderne.

Puis il se mettait à construire dans la durée. A lier des éléments éparses, à faire naître le sens entre ses doigts de modeleur-tourneur infatigable, et il en éprouvait une humilité gênée, une conscience accrue de l'anormalité de son destin, malgré les joies d'enfant gâté que cela aurait pu susciter. Quitte à garder en soi la trace de ce qui avait été acquis de sagesse, de connaissance ou d'amour.

Ils les emmagasinait en prévision des jours où ces substances feraient peut être défaut, ou devraient être réinventées par d'autres moyens. Pour lui, nous étions de vastes infrastructures chancelantes et désireuses de se renforcer, dont l'administration paraissait trop lourde aux yeux de certains. Coincées, engoncées dans une mer de contraintes dont nous ne nous pouvions nous extirper que difficilement. Mais elle faisait de nous de bien attachantes spécialités humaines. Parfois on nous coupait de toutes ressources et la guerre quotidienne contre le mauvais sort reprenait.

Mais il avait défini avec un souci particulier sa manière de travailler sans cesse afin de faire constamment revenir la chance et celle de ceux qui dépendaient de lui. Il avait simplement besoin qu'on l'aide lui-même, enfin, humainement, c'est-à-dire avec les gestes appropriés, caresses, paroles, et baisers, afin de sortir de sa fausse solitude. Un isolement asséchant peuplé de milliers de créatures virtuelles qui faisait de lui un être unique.

Comme nous tous...

Il lui fallait dominer les machines qui l'environnaient. Une tâche à laquelle il excellait. C'était de l'ordre du strict vital. Nous butions sur les premières résistances, les premières difficultés quand nous voulions apprendre à en nous servir, à développer une maîtrise d'elles qui permette d'en libérer la puissance, tout en évitant le piège de l'asservissement.

Savoir et comprendre ce que nous avions créé, une forme d'intelligence nouvelle, nous permettrait de ne pas en être complètement tributaires. De ne pas être déférés à notre tour dans un circuit sans lien avec le reste. Il fallait éviter à tout prix l'émergence d'une techno-religion qui serait dangereuse tant elle fausserait ce qui était caché, ce qui ne s'expliquait jamais complètement, le mystérieux et l'imprécis de frontières mouvantes et de positions non déclarées.

Tant de fichiers étaient constitués, tant de radars installés, tant de caméras de surveillance fleurissaient comme des fleurs purulentes destinées à ne plus nous laisser d'espace pour exister, respirer, aimer, et reprendre notre souffle. Des puces d'identification et des mouchards installés sous notre peau. Notre robotisation était en marche. D'où son désir d'aller vers tout ce qui était humain et de s'éloigner de machines dont il savait pourtant qu'elle donnait un ascendant. Mais ce pouvoir était creux pour qui connaissait la valeur de choses et surtout des gens.

C'étaient là des outils qui donnaient des possibilités nouvelles. Il nous fallait apprendre à en orienter les aspirations naissantes dans le sens du bien-être. Les esprits faibles croyaient y trouver des forces suffisantes. Pourtant donner trop de prise aux machines nous éloignait de nous-mêmes. Dans le travail, comme dans le jeu ou les leçons que nous cherchions à en tirer, il nous fallait démystifier leur puissance de distorsion.

Mais elles avaient été bâties sans réelle instance de contrôle. Placées dans notre réalité sans soucis des contagions exponentielles qu'elles pourraient provoquer.

Il y avait d'autres moyens d'imaginer des schémas qui corrigent, qui permettent de retrouver une forme de droiture dont nous pourrions tous bénéficier. Elles avaient été inventées pour prolonger la science, l'histoire, la musique et toutes les valeurs de civilisation. Nous avions à nous préparer pour une nouvelle étape.

Une nouvelle mise en perspectives, une nouvelle mise en lumières qui accepte l'analyse, la critique et l'incrédulité.

Il était venu pour cela...



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