Un retournement du monde
La vie est là. Elle gît à vos pieds, autour de vous. Elle est débout
allongée, assise, couchée, debout à nouveau. Étagée dans un ensemble de
positions mal définies qui se heurtent les unes aux autres. On relie,
on réalise des liens, on emplâtre et on façonne l'existant. Mais on est
finalement dans une zone d'indécision, un flou qui ne tient que par la
juxtaposition de briques virtuelles. Les endroits où il s'étend sont
mal cernés. Vous êtes dans le domaine de l'abstrait et ce qui vous
entoure est d'une taille qui ne connaît pas toujours de mesure. On vous
a pourtant fait le coup.
Il y a une unité pour chaque chose.
Un ensemble de règles opératoires qui peuvent expliquer tout ce que
vous pouvez rencontrer, et il faut éloigner de nous la superstition, ce
en quoi on sait qu'on a raison. On sait qu'on rejoint une étendue
délimitée, fortifiée, même si elle a été percée à de nombreuses
reprises et même si elle n'a jamais, autant que c'est possible de
l'imaginer, été parfaite. Cette construction de la civilisation est une
chose étrange, multiple, et multiforme, une nébuleuse qui a habité les
esprits sous des formes différentes et relativement répertoriées, un
corpus de textes, d'images et de réalisations pas toujours faciles à
discerner dans le mélange que nous faisons des choses du savoir.
Il faudrait reprendre certaines choses à leur début. Connaître les textes anciens.
A l'origine de leur présence, séquencer autrement. Quand on vieillit,
quand on avance, on se rend parfois compte que les éléments les plus
importants ne nous sont pas donnés dans un ordre logique. Ils ne se
suivent pas, il n'y a pas de gradation, ils tombent en désordre dans un
flot mal contrôlé de scènes et de paroles censées nous donner les clefs
que nous cherchons. Rien qui n'arrive dans l'ordre. Tout est mélangé,
diffracté. Aucune chronologie fiable. Aucun conducteur. Pas de pilote.
Mais ce jeu, cette manière dont les choses viennent à nous finit par
oblitérer la raison même qui fait que nous nous livrons à ce jeu. Nous
n'en tirons plus la même substance. Juste une sorte de confirmation
hypnotique de ce qui nous lie à l'espace que nous habitons, sans que ce
à quoi nous assistons ne soit pourtant lié avec ce qui nous entoure.
Les images viennent de loin, les univers sont éloignés, mais nous
baignons néanmoins dans une réalité concrète, la chose la plus présente
en principe qui pourtant s'éloigne, et l'univers du faux tend à peu à
peu se substituer à cette vérité qui, en principe là aussi, est
facilement vérifiable.
Il s'ensuit une inversion de la réalité. Un retournement du monde dans lequel nous vivons.
On n'a pas encore d'indication. Il n'y a plus d'éducation une fois la
limite passée. Au-delà du scolaire, le lien se distend, on doit
légitimer l'acquis, et le faire fructifier dans des zones où il s'avère
souvent de moins en moins opérant. Les titres de propriété que nous
avons sur les apparences se disloquent, ils finissent par se noyer dans
cette masse liquide qui vient peu à peu estomper les contours familiers
du réel. Les distances s'amenuisent et pourtant des distances nouvelles
se créent. Des écarts qui nous éloignent les uns des autres. Peu à peu,
nous sommes amenés dans des cercles de conscience où la présence
humaine s'affadit, se distend, prend des chemins plus détournés pour
venir à vous. Cette fameuse séparation par laquelle il faut passer pour
être connectés, pour être en liaison.
Là aussi un retournement s'opère, une translation de notre aptitude à
la réponse. On répond dans le dialogue par des termes et des attitudes
toujours plus codées, toujours plus sophistiquées et éloignées du
contact naturel de la main à la main, de l'œil à l'œil, de la peau à la
peau, de la bouche à l'oreille. Cette distanciation progressive vient
peu à peu envahir les réceptacles où nous rangeons ce que nous avons de
plus intime, et de plus précieux. Comme un terrain soumis à une lumière
aveuglante, comme une terre fragile et féconde qu'on viendrait sans
cesse retourner sans forcément lui donner les ingrédients dont elle a
besoin. Le désir est sans cesse échauffé, mais sa satisfaction est
constamment différée dans une multitude de micro-événements censés nous
délivrer de la surabondance paradoxale du tout. La relation est
faussée. Elle est symbolique. Elle se dynamise, accélère ou ralentit,
selon des termes subjectifs à peine liés à des éléments de comparaison
et des capteurs, des marqueurs sensoriels qui nous avertissent des
changements en cours du sens.
Mais elle ne nous nourrit pas.
Elle se borne à toujours rester dans un aval de la décision qui ne
donne jamais suite à une satiété réelle, à une jouissance réelle des
forces vitales qui sont constamment baladées par des stades virtuels de
l'amour.
L'amour est lui aussi bien malade. Il est à recréer, comme la vie qui
s'en nourrit. A baser sur des termes d'équivalence. Sur des jonctions
directes, des transmissions simples, pures, totales, de ce que nous
sommes. Ce que justement nous ne savons plus exprimer. Si ce rapport
disparaissait, nous serions perdus. Si la captation du monde qui nous
entoure, sa réduction à un ensemble de codes et d'abstractions, se
prolongeait, elle aboutirait à un assèchement de toutes nos énergies
vitales et déboucherait sur un non-sens philosophique absolu.
Après avoir subi le retournement du réel, nous subirions la négation de
ce que nous sommes, ce qui n'est pas possible. Ce qui ne laisse pas de
place à l'équilibre, au mouvement et à la vie. Ce qui n'est pas
envisageable, sauf à laisser exister un monde sans règles opératoires
que celles des machines qui fonctionneraient en circuit fermé, sans
l'ombre d'une nécessité ou d'une intervention humaine.
Rigoureusement impossible à accepter.
Ce qui devrait se passer, en fait, tendrait à l'opposé, à la
redéfinition du terreau sensoriel sur lequel nous établissons notre
vitalité et l'harmonie profonde que nous cherchons à trouver, sans
parfois l'atteindre tout à fait, mais en y touchant dans certains cas,
de la plus parfaite et de la plus absolue des manières.
C'est la réponse à la question fondamentale de l'existence.
C'est la réponse à toutes les questions. C'est un état supérieur de
stance intellectuelle et de réalisation qui parvienne non pas
uniquement à la reconnaissance, mais à la connaissance réelle de ce qui
nous est donné de trouver et d'offrir parfois.
Ce serait ce qu'on appelle un miracle.
C'est une forme de contact intensément amplifié qui conjugue toutes les
forces individuelles d'un sujet séparé qui serait brusquement relié à
tous les autres, ou à un nombre important d'entre eux, et qui pourrait
échanger ces courants, inverser la polarité des contacts, renverser le
monde à nouveau, pour lui restituer sa part manquante, la position
originelle qu'il pouvait avoir de toute éternité, cette hypothèse que
nous pouvons faire afin de dégager une compréhension plus poussée de ce
qu'il devait être, de l'ensemble des agrégats de possibles où il
pouvait se fixer.
Comme dans la peinture, où l'invention d'un point de fuite imaginaire
permettait soudain de définir toutes les règles d'organisation de la
perspective générale du tableau.
Soudain, tous ces flux, toutes ces nécessités d'identification, comme
moyen d'accès à un modus vivendi de l'esprit et du corps en société, se
trouvent mis en lumière — expliqués. Le sens abonde, chaque chose se
détache, livre ses aspérités à l'œil qui distingue soudain avec une
acuité vertigineuse toutes les variantes de la profondeur de champs,
les couleurs, formes et lignes, qui composent l'ensemble de l'univers
qui se présente. Il disperse et reconfigure le monde dans une structure
nouvelle plus profonde, plus humaine, préexistante à toute espèce de
radicalisation verbale, mentale ou gestuelle.
Un contact primal s'établit.
Il y a des structures mathématiques cachées dans l'univers. Votre
esprit, parfois, en totale adéquation avec votre corps, est désigné,
mis à même de les manipuler, sans même forcément les visualiser, et
encore moins les comprendre, mais mis en situation pourtant de les
faire aboutir, de faire qu'elles se révèlent. Donnent des signes de
leur existence. Des preuves de leur présence et de leur opérabilité. Ce
miracle simple, à la portée du premier venu — même si très rare au
fond — existe dans la transmission de la vie. Le mystère absolu,
quelque soit le degré d'explication où la science pourra parvenir,
auquel se livre soudain la vie, ouverte sur l'antimatière, parfaite
combinaison dans une algèbre dont nous ne connaissons pas les termes,
même si nous pouvons nommer certaines de ses limites. Ailleurs, dans un
autre contexte, de la manière la plus inattendue, c'est une forme de
révélation, un lien qui s'établit auquel vous ne pensiez pas être
destiné. Une accélération de l'intelligence hallucinante qui vous
projette dans un espace temps qu'il est impossible de restituer. Votre
esprit devient un prisme, une sorte d'immense décodeur de la nature et
des prolongements qu'elle a prise dans l'esprit des hommes.
On pourrait appeler ça Le Feu.
Vous avez inversé le monde. Inversé sa logique, comme ses lois
organiques. Subsiste une profonde joie, une joie de connaissance qui
n'a pas besoin d'autre chose que de maintenant expliquer, de donner à
d'autres, parce que reste, en regard, une immense tristesse à l'idée de
ne pouvoir facilement partager cet état de conscience, cette
disposition de l'univers, cette configuration astrale qui n'a rien à
voir avec la drogue ou l'emprise d'une quelconque influence hypnotique.
Vous êtes allé plus loin. Tout simplement. Vous savez que ce qui se
bâtit à présent passera par des schémas qui auront forcément un part de
cette puissance révélée. Une exception génétique et un parcours
inimaginable vous ont mis en contact avec cette réalité impalpable.
Vous ne pouvez que remercier et redistribuer une part de ce qui est
venu à vous. Vous savez que cela a existé en fonction de réalités
temporelles mais que quelque chose de plus large le longe, une force,
la certitude d'une autre dimension qui existe, a existé et existera de
tous temps. C'est une plus grande confiance à l'idée que les schémas en
cours passeront par une redéfinition plus intuitive et plus sensorielle
de l'existant et de ce qu'on peut en acquérir.
Vous vous réjouissez de cette multiplication de connexions malgré leur
déshumanisation, ou le peu d'organique qui court dans les fibres
optiques, mais vous savez que ce qui se dessine est une possibilité
d'accès étendu, de contact plus poussé avec le centre et les
extérieurs. Un rapport à la mobilité, aux mouvements planétaires, donné
à un nombre toujours plus grand d'individus. Vous souhaitez y maintenir
la qualité d'une intensité exceptionnelle et l'étendre pour d'autres.
Codes et clefs trouvées. Villes actuelles ouvertes, structures
nouvelles auxquelles nous donnons des formes nouvelles. Et face à la
puissance de l'esprit, les conjonctures, les amenuisements, les
courants, les logiques et les extensions. Le glabre, le laid, le froid
comme la chaleur et la beauté admirable du monde, tout est juste là, à
cet endroit auquel vous donnez sans compter et qui vous rend davantage.
Vous vous foutez d'y établir un motif de plus.
Autre chose vous tient.
Transmission accomplie
(La suite sera prochainement disponible en librairie.) |