Vive la France !
 
Vive la France !

Vous rentrez dans le restaurant et aussitôt une légère chaleur vient vous prendre. On vous reçoit. Une jeune fille vous demande si vous êtes seul. Vous répondez sans réfléchir que oui, pour l'instant. Elle sourit, elle vous débarrasse, elle vous conduit à une petite table au milieu de la pièce, un dédale de recoins où sont attablées des dizaines de personnes. Un parfum indéfinissable. Comme si on était chez soi, dans un endroit qu'on aime et qu'on connaît, où on s'assoie lentement comme pour laisser s'installer les choses. Recueillement presque naturel auquel participe ceux qui vous entourent. Joie simple. Sourires, éclats brillants des yeux des femmes, tintement des verres et des bouteilles. Un garçon pose un à un les instruments du repas, puis vient un maître d'hôtel qui va vous proposer un vin que jamais vous n'avez bu, avec du foie gras poilé. Il vous amène la bouteille pour qu'il soit plus frais. Un vin blanc que vous respirez longtemps avant de le goûter. C'est bien ça. On est bien là.

Vive la France !

Vive Paris ! Vive cet écart des choses qui se placent les unes à côté des autres dans une harmonie insensée. Cette beauté qui peut exister dans un retrait, comme dans un raffinement proche de l'impossible. Tant pis pour le prix. Ce soir, j'ai envie de faire partie de la ville où j'habite. Je reconnais des gens célèbres qui me dévisagent avec curiosité. Quelque chose parle pour moi. C'est le début d'une chose à laquelle j'ai mis tellement de temps à souscrire. Je dois probablement m'en ficher. La route est longue. Mais l'interrogation qui vient est un feu qui couve et qui appelle une réponse. Je sais ce que je suis. C'est un luxe extraordinaire. En ce moment même, à Gaza, des chars écrasent des écoles et des soldats tirent sur des enfants.

"Nous ne sommes pas au maximum de notre efficacité..."

C'est ça, pauvre baudruche. Je fais tout pour te cantonner dans les profondeurs d'où jamais tu n'aurais du sortir. Les bouteilles d'armagnac ont des cordons jaunes. Je sais ce que cela veut dire. Je commence à connaître le langage codé de cet endroit. Les coquillages. La Tentation de saint Antoine. Les mots qu'on utilise, la galaxie des termes de cuisine, cette richesse incroyable, les goûts et les sens. Une femme respire une fleur sur la colonne qui me fait face. Couleurs presque criardes mais sans surcharge. Mon obsession pour le bleu et le jaune commence à se lier à d'autres terres et d'autres teintes. L'équilibre se fait. Dans un monde où je détonne par l'échelle et la taille des desseins qui m'animent, les ordres se reconstituent. Le monde se reconstitue. Les pans béants qui lui ont été infligés cicatrisent. La terre est vivante. La haute couture is very much alive ! Que vive la flamme ! Que vive ce mélange insensé dans lequel nous vivons. Ses fragilités, ses beautés, ses fadeurs et ses rehauts colorés. Je suis si heureux de cette conformation de la vie à laquelle j'ai eu tant de mal à adhérer. Des couples célèbrent des cérémonies secrètes. Les miroirs nous cachent et nous révèlent par intermittences. Une jeune fille soudain soutient mon regard un temps qui me parait infini. Deux polarités jointes qui se font face.

Je retombe épuisé.

Reprendre doucement son souffle dans l'eau et le vin. L'inversion du destin et du temps parait si proche. Si facile. Si absurde. Je voudrais l'accélérer. La jeune fille est accompagnée. Passante qui déjà se lève après m'avoir sauvé la face. Ce soir je partirai avec tant de choses en moi. Les dimensions cachées des vitres qui reflètent des espaces interdits que l'esprit parvient à pénétrer. Gourmandises... Les sourires qu'on reconnaît. A côté de moi un garçon joufflu avale un plateau complet de fruits de mer. Une dame et son mari sont là. Elle me sourit. C'est peut être Annie Ernaux, ou Bettina Rheims. Je suis encore incapable de savoir. Mais le doute est une douceur subtile et le regard une caresse.

La plus légère et la plus profonde.

Je refuse obstinément d'utiliser mes véritables pouvoirs. Mais une star me suit depuis ce matin dans tout Paris. Un déluge d'images que j'éloigne tout en absorbant une part centrale de ce qui vient à moi. Paris est là. Comme personnage principal puisque nous avons déserté les rêves des autres. Les rues sont de longs tissus de formes rectangulaires couvertes de lumières. La place des Victoires tourne un moment autour de la voiture.

Les épaves sont de la trempe des braves.

La musique vient confirmer un sentiment ancien. J'ai besoin de réanimer une flamme qui s'éteint. Une femme, une seule peut le faire dans le bal des visages qui dansent autour de moi. L'amour est une force invisible, désincarnée, qui avance sans le secours du cœur. Il vient de l'esprit, d'une multitude d'impressions qui se croisent. Les hauts bâtiments qui nous abritent nous privent un peu de la vie des univers vivants. Je marche encore dans une forêt. Et c'est un décor de cinéma qui m'entoure. Paris est une fête à nouveau.
Un endroit que je cherche et que je repousse...

Dans mon sommeil comme dans les pales incursions que j'y fais, refusant d'épuiser sa substance, confirmant ce que je crois savoir, éloignant les rêves mouvants comme des plaintes, de la statue de la liberté, un moment si vertueuse, aux rues où passent des mannequins à peine ébauchés. Paris contient tellement et je lui refuse tant tout en lui donnant autre chose qu'il reçoit et prend comme la pluie qui nettoie les rues. Une densité inscrite partout, dans les mouvements du monde, dans les chansons qui le traversent, un espace et une distance que seul un esprit anormal peuvent contenir. C'est cet aller retour qui en fait la beauté menaçante comme le soulagement à la fin de chaque séance de choses. Une construction magique de tant de sens et d'histoires que cette vie ne peut exister qu'en devenant un immense pôle, une poignée magnétique dans l'énormité des savoirs humains. Cette beauté existe, elle est et sera toujours là.

On s'y baigne comme dans les ondes des F.M.

Je m'y suis rendu ce soir, entre une pinte de bière anglaise au Frog and Princess et un café au Bar du Marché. Le garçon est tatoué et vous sourit. Tu es un homme, mon pauvre gamin, que tu le veuilles ou non. Tu as l'âge des possibles. Celui des femmes et des retournements de situation. A toi de faire le nécessaire. Tu avais choisi bien avant de venir ici, toi qui veux maintenant partir. Tu rejoins des forces qui viennent de loin. Tu as reçu de l'Afrique, des chinois qui t'initiaient, des anglais qui jetaient le doute sur ta nationalité, des français comme de personne d'autre, des noirs comme des blancs; bains et eau à tous les étages. Tu as voyagé en Amérique, et dormi dans des vapurs turcs. Des oiseaux électroniques ont chanté dans tes nuits, des femmes ont pensé à toi comme à leur amant, toi qui ne rêvais que de caresser leur corps. Apprendre les bêtes, les chats et les félins puis les êtres énigmatiques. Les harmonies instables. Les rendez vous cachés. Les points de ralliement, les centres nerveux. La tectonique des plaques. Une mécanique qui est le corps même que la vie donne à ce qui nous anime. Une interface. Une ligne de fragmentation entre un entrant et un sortant qui sont inextricablement mêlés.

Mon esprit un instant explose.

Baby, you are a bad boy (and I'm a saint)

(La suite sera prochainement disponible en librairie.)